Échappé dans le quotidien montréalais Le Canada
Un poème de l’écrivain Edmond Rostand.
Les papillons
L’été, quand les brises roucoulent,
Quand fleurissent toutes les fleurs,
Les papillons sont grands buveurs ;
Les petits papillons se soûlent.
Souvent, au crépuscule gris,
À l’heure où le couchant se dore,
On en voit balocher encore ;
C’est tout simplement qu’ils sont gris.
Le regard les suit et s’étonne
De les voir, dans le jour tombant,
S’en aller d’un vol titubant,
D’un vol qui zigzague et festonne.
Les pauvres se sont attardés
À boire dans toutes les roses…
Pour chasser les ennuis moroses,
Ils se sont un peu pochardés.
Au sortir de leur chrysalide
Faisant dehors leurs premiers pas,
Pour les parfums n’avaient-ils pas,
Encor la tête assez solide ?…
Avaient-ils des chagrins d’amour,
Ces papillons, — voulaient-ils boire
Pour se consoler d’un déboire ?
Mon Dieu, ça se voit chaque jour !
Ou, par des amis en goguette,
Se laissèrent-ils emmener
De fleur en fleur biberonner
Comme de guinguette en guinguette ?
Eux, les élégants papillons,
Si corrects près des marguerites,
Ils sont, en regagnant leurs gîtes,
Dépoudrés de leurs vermillons !…
Et gris à rouler sous les roses,
Lorsqu’il leur faut rentrer chez eux,
Ils s’en reviennent deux par deux,,,
Et voilà qu’ils disent des choses !…
Ils se détaillent leurs amours,
Ils se vantent de leurs fredaines,
Ils débitent des turlutaines,
S’attendrissent, font des discours…
Eux, les doux frôleurs de corolles.
Eux, les épris d’idéal pur,
Amis des lis et de l’azur,
Ils racontent des gaudrioles !…
Edmond Rostand.
Le Canada (Montréal), 7 septembre 1904.