L’historien Benjamin Sulte raconte l’hiver québécois aux Français de France (troisième de trois billets)
Nous revoici dans ce grand périple sur l’hiver québécois selon l’historien Benjamin Sulte. On pouvait lire, dans leur version intégrale, les deux premiers billets hier et avant-hier.
Le texte lui-même avait d’abord paru à Paris dans la Revue du Monde latin. L’auteur est heureux d’aborder un pareil sujet. Rattrapons le fil.
Vous parlerai-je de la raquette ? C’est une chaussure à neige. Elle n’enfonce que de l’épaisseur de deux doigts dans le mol édredon qui recouvre les plaines. Sa longueur est d’un mètre, sa largeur de cinquante centimètres. Sa forme est celle de la raquette du volant. Un homme monté sur cette chaussure traverse rapidement de vastes espaces. Les femmes s’en servent. Voyez se dessiner à travers les champs les groupes de promeneurs, allant à l’aventure pour s’aiguiser l’appétit ! Nos clubs de « raquetteurs » ont de la vogue. Les glisseurs et les patineurs aussi. Les « côtes » ou « montagnes russes », comme vous dites en Europe, ne manquent pas chez nous ! La traîne plate, élégante et commode, composée d’une seule planche au devant recourbé, porte sur des pentes rapides les couples d’amoureux et les graves personnages qui cherchent à recommencer la vie. Quant aux « ronds à patiner », que nous n’appelons pas skating rink, ils sont couverts par de solides constructions, à cause de la fréquence des ondées de neige.
Cette vie au grand air excite l’estomac. On mange ! Les viandes grasses sont en honneur. Aucun pays n’entend la « cochonnaille » comme le Canada. Les tables sont fournies par nos « élèves » : car, loin de demander des jambons, des rôts, des Sainte-Menehould, des boudins, des cretons, des pannes, des têtes en fromage, des porcs frais et des côtelettes aux voisins, c’est nous qui alimentons les grands marchés de ces substances. Nourriture abondante, riche, variée, bien apprêtée, et vaillant appétit ! C’est comme cela depuis deux cent cinquante ans. Venez chez nous chercher des hommes de poigne.
En effet, la force musculaire des Canadiens est remarquable. Les bras sont robustes, les jambes ne cèdent point, les régions lombaires l’emportent encore sur tout le système. Les médecins anglais, qui nous connaissent, sont les premiers à affirmer ces faits, que les conditions hygiéniques du pays, le genre de vie et la nature des travaux du cultivateur et du forestier expliquent très bien. On ferait un volume par paroisse, si l’on racontait les prouesses de nos « hommes forts ». Les femmes sont de la même trempe dans les campagnes.
Le sang vermeil, la chair ferme, une existence assurée, les traditions françaises, le goût du chant, de la conversation, de la musique, de la danse, de la promenade, des visites, le confort général ont produit le type canadien. C’est nous qui entraînons la gaieté, sous le grand soleil de l’hiver, par les villes et les villages. Il ne se fait pas de bonnes rencontres sans les Canadiens, Nos chansons résonnent partout ; les Anglais les traduisent ; la société polie se les arrache. Tous les Canadiens Français chantent. Une voix fausse est à peu près un phénomène parmi nous. L’[Emma] Albani est notre compatriote. Et la spontanéité ! Elle se manifeste d’autant mieux que les Anglais n’en ont pas et qu’ils applaudissent à la nôtre. Ah ! dans les jeux et les divertissements, appelez nos gens !
Le Canadien Français s’est non seulement maintenu avec son caractère, mais il a acquis au physique des qualités nouvelles, Prenez ses frères et ses cousins du dix-septième siècle, au temps de Louis XIII et de Louis XIV ; calculez la descendance qu’ils nous ont laissée, — nos ancêtres sont venus ici au nombre de cinq mille hommes et de cinq mille femmes ; — retrouverez-vous un million et demi d’âmes provenant d’un petit groupe semblable resté en France ? C’est à peine si vous arriveriez à quatre-vingt mille.
Nous doublons en vingt-huit ans. Dans un siècle, nous serons bien vingt millions.
L’influence du milieu a tout fait. Une race se développe plus ou moins en raison de son entourage et des circonstances climatériques. Ceci n’est pas contestable. Nous en sommes la vivante démonstration. Mais il fallait être de bonne trempe ! Les misères et les obstacles allaient par bandes. Il y a eu plus d‘un point tournant. Le génie français nous a aidé à surmonter les hommes et les choses. Ce qui reste à faire se fera. Nous n’avons jamais douté de nous-mêmes. D’ailleurs, le passé nous donne raison. Il y a tout profit à rester ce que l’on est par le caractère et à se mouler sur le pays que l’on habite.
Soyez convaincu que je n’exagère rien. Cet article sera lu et commenté, en Canada, par la presse anglaise et française : personne ne me reprochera d’avoir amoindri ou surfait les choses.
Benjamin Sulte.
Ottawa, 20 mars 1884.
La Patrie (Montréal), 12 septembre 1884.
Voici les trois billets de Sulte, l’un à la suite de l’autre, sur l’hiver québécois raconté aux Français de France.