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« La Plateforme »

À Québec, jusqu’à l’incendie du Château Saint-Louis en 1834, tous les gouverneurs, depuis Champlain, le lieutenant du Roi de France, s’étaient accaparé du plus beau paysage vu de la ville. Par la suite, démocratisant les lieux, permettant l’accès au plus grand nombre, on imagina  la « Plateforme », qui devint plus tard la Terrasse Dufferin.

Voici du journaliste et diplomate Hector Fabre (1834-1910) un hommage à la Plateforme.

La Plateforme est le rendez-vous habituel des flâneurs. C’est là que les gens vont s’ouvrir l’appétit et digérer de bons dîners. À toute heure de la journée, il y a quelqu’un, un oisif qui se chauffe au soleil ou un penseur qui rafraîchit son front brûlant. On s’y rencontre le matin, on s’y retrouve le soir : les conversations s’ajournent de jour en jour ; on reprend le lendemain le fil du dialogue interrompu la veille.

Vous ne connaissez pas l’adresse d’un avocat, employé, médecin ou journaliste à qui vous avez affaire [sic], et vous dédaignez de demander au Directory (Almanach d’adresses) un vil renseignement : allez sur la Plateforme, tôt ou tard il y viendra.

Les avocats, dossiers sous le bras, cravate blanche au vent, y font une courte et imposante apparition avant l’ouverture de la cour, les médecins y envoient les convalescents, guérison garantie; les employés y oublient l’heure du bureau; enfin les journalistes s’y félicitent de leurs articles, préparent en commun la polémique qui doit passionner leurs adhérents respectifs, s’entraident fraternellement ou se fournissent des armes les uns contre les autres.

La vue de la plateforme est incomparable. Le spectacle est si beau que je lui rendrai l’hommage discret de ne point le décrire, après tant d’autres qui n’ont pas réussi à le bien rendre. Au matin d’un beau jour, on se croirait à Naples. Qui que vous soyez, amant de la nature ou secrétaire d’un bureau de commerce, vous ne vous lasserez jamais de contempler ce vaste horizon, de respirer ce grand air ; non seulement vous vous porterez mieux à cause de l’exercice, mais encore vous sentirez la douce et puissante influence de la nature sur le cœur, sur l’esprit ; vous sentirez vos idées s’agrandir, vos sentiments s’élargir, un rayon dorer vos chiffres, et peu à peu vous glisserez sur la pente de la poésie, mais d’avance, promettez-moi de ne point rouler jusqu’aux alexandrins.

Un soir d’été, lorsque la plateforme est couverte de flâneurs, que Lévis [la ville en face, de l’autre côté du Saint-Laurent] se parsème de lumières, que la Basse-Ville illumine ses rues étroites, ses longues lucarnes, et laisse monter la vive rumeur que fait le mouvement des affaires, que l’on distingue sur les eaux les grandes ombres des navires qui louvoient dans le port : la scène est d’une animation merveilleuse.

C’est alors surtout qu’on est frappé de la ressemblance entre Québec et les villes européennes ; on dirait une ville de France ou d’Italie transplantée ; la physionomie est la même, et il faut que le jour revienne pour que l’on remarque l’altération des traits produite par le passage en Amérique. Le vieil escalier de la rue LaMontagne, bordé de magasins où le jour ne pénètre jamais, de boutiques que l’on ne saurait peindre, est un monument qui ne serait pas déplacé à Venise ou à Madrid.

H. Fabre.

 

A. N. Montpetit, Nouvelle série de livres de lecture graduée, Quatrième livre, Montréal, J. B. Rolland & Fils, 1877.

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