La solitude du premier cheval
Ernest Gagnon (1834-1915), musicien, compositeur et auteur, rend hommage au premier cheval de la colonie française en Amérique.
Le premier cheval qui ait galopé sur la terre canadienne fut débarqué à Québec le 25 juin 1647.
La Compagnie des Habitants l’avait fait venir pour en faire cadeau au gouverneur, le chevalier de Montmagny, et ce fut un spectacle absolument nouveau pour le petit poste de Québec (dont les rues venaient d’être tracées, mais qui ne portait pas encore le nom de ville) que de voir le gouverneur chevauchant le long des sentiers, comme les « gendarmes » de Gustave Nadaud.
Les « habitants» de ce temps-là avaient de l’esprit comme ceux d’aujourd’hui : ils jugeaient qu’un chevalier sans cheval n’avait pas le sens commun.
M. de Montmagny partit de Québec l’année suivante. Que devint son cheval ? Il n’est guère probable que l’on ait songé à lui faire traverser de nouveau l’Océan. Cependant il est à peu près certain qu’il n’était pas à Québec en 1650, puisque les Hurons qui y descendirent cette même année, pour se fixer dans le voisinage, semblaient n’avoir jamais vu d’animal de cette espèce lorsqu’arrivèrent les premiers chevaux envoyés par le roi de France quinze ans plus tard.
Peut-être le pauvre animal est-il mort de nostalgie peu de temps après son arrivée. Il était seul ici de son espèce et devait s’ennuyer à mourir. Mettons-nous un peu à sa place…
De quelle race était-il ? Si l’on avait une photographie de sa tête ou d’un de ses sabots, nos savants zootechniciens de Québec ou de Montréal auraient bien vite fait de reconstituer tout l’individu; mais l’intéressante bête vécut trop tôt dans un monde trop jeune : lorsqu’elle allait brouter l’herbe des prés, à l’ombre des grands ormes des Usulines ou près du jardin de Guillaume Couillard; lorsqu’elle allait s’abreuver au ruisseau qui coulait en face du terrain donné aux Jésuites par la Compagnie des Cent Associés, Daguerre n’était pas né encore, et les Notman et les Livernois n’étaient même pas soupçonnés.
Ernest Gagnon, Choses d’autrefois, Feuilles éparses, Québec, Typ. Dussault & Proulx, 1905, p. 231-233.