La fin du jour
C’est une chose qui arrive tous les jours, c’est un spectacle auquel vous assistez, où vous faites votre partie, où vous jouez votre rôle, car vous êtes acteurs, et que vous voyez cependant, comme si la pièce se jouait pour vous.
Il est six heures du soir, les sifflets des manufactures jettent leurs cris rauques dans l’air, les machines s’arrêtent, on éteint les lumières, et de toutes ces ruches où le travail se fait à la vapeur, sortent les abeilles, abeilles humaines qui font le miel, l’or, auquel elles touchent si peu.
Des hommes noirs, aux traits énergiques, aux yeux vifs, inondent la ville. Ils respirent à pleins poumons l’air pur dont ils viennent d’être privés, cinq heures durant. Ici des jeunes filles, aux poitrines étroites, maigrement entourées de châles râpés s’avancent, joyeuses de voir le ciel nuageux et la neige qui leur fouette le visage.
Les rues s’emplissent.
Tout ce monde presse le pas, ouvriers, employés, ouvrières, marchent vite. La maison est loin et les estomacs sont vides.
Et puis, là-bas, n’est-ce pas la famille ? Celui-ci n’a-t-il pas une femme et des enfants à embrasser, tous ces êtres aimés qu’il n’a pas vus depuis douze heures bientôt ? L’autre est toute heureuse de revoir la mère qu’elle soutient de son faible travail.
Parfois une exclamation joyeuse en passant.
- Ça va bien, toujours du travail ?
- Oui. Rien de nouveau chez toi ?
- Mon septième est arrivé. Une bouche de plus à nourrir !
Entre les jeunes, deux sourires se rencontrent. Ce sera un mariage au printemps prochain.
Léon Ledieu, « Entre-nous », Le Monde illustré (Montréal), 20 mars 1886.
L’illustration ? Un bien de famille trouvé dans une des boîtes de photographies de ma mère. Un groupe de travailleurs à Trois-Rivières au début des années 1940. Ces hommes ne sont pas des journaliers, mais des travailleurs spécialisés. Dans la première rangée, tout au bout à gauche, genou en terre, Maurice Parent, un des frères de ma mère, qu’elle aimait beaucoup. Bien jeune, il s’est fait tuer en 1945 à Berthier ou Louiseville, quand, à un passage à niveaux, un train frappa la camionnette de la compagnie qu’il conduisait. Ma mère avait 26 ans, Maurice était à peu près du même âge, quatrième gars de la famille. Je ne l’ai pas connu, bien sûr. J’aurais beaucoup aimé, c’est certain.