Qu’est-ce que le charme ?
Mes amis, il existe un philosophe et musicologue français, Vladimir Jankélévitch (1903-1985), né dans une famille d’intellectuels russes qui ont fui les pogroms antisémites dans leur pays.
Il faut s’arrêter à ses écrits, rarement faciles, mais si salutaires. Je disais à une amie : Jankélévitch, il est comme un fromage gruyère, ce sont ses trous qui nous nourrissent. Dans un sujet qu’il traite avec amour, il aime quitter soudain la route pour nous emporter tout à fait ailleurs. Nous obligeant à l’étonnement, à une illumination soudaine.
Voyez cette phrase sur le quatrième de couverture de son livre sur La Mort (Paris, Flammarion, Champs, 1977) : Dans chacun de ses livres, Vladimir Jankélévitch a essayé de saisir le cas limite, l’expérience aiguë : à son point de tangence avec ces frontières, l’homme se situe à la pointe de l’humain, là où le mystère, l’ineffable, le « je ne sais quoi » ouvrent le passage de l’être au néant, ou de l’être à l’absolument-autre.
Le voici dans Gabriel Fauré, Ses mélodies, Son esthétique (Paris, Plon, 1938). Nous sommes à la page 319 de son livre, quasi la toute fin. Et il nous emmène dans le charme.
Quel auteur nous a déjà entretenus de ce qu’est le charme ?
Le charme est essentiellement chose problématique, et chacun sait qu’il n’y a pas de recettes pour en avoir, l’idée même d’une « technique » du charme ayant, comme celle du charmeur professionnel, quelque chose de burlesque qui fait peine; on ne peut à la fois avoir du charme et le dire, encore moins le professer. Le charme est une de ces qualités labiles qui, comme l’humour, l’intelligence ou la modestie, n’existent que dans la parfaite innocence et dans la nescience-de-soi. […]
Le charme est indivisible; le charme est indéfinissable, ne se définissant que par soi; le charme est enfin inexprimable, c’est-à-dire à la fois indicible et ineffable. Quelque nature qu’on lui assigne (par exemple la grâce, le naturel ou le simplicité), il est toujours autre chose, pour la bonne raison qu’il n’est pas « chose », Res.
En soi, il n’est rien, et même il n’Est pas : fait de rien, comme on dit, il est lui-même un pur Rien. Toujours autre que ce qu’il est, comme la liberté, le mouvement et la vie, il est aussi toujours ailleurs. Est-il plutôt dans le sourire, ou plutôt dans le regard ? En vérité le charme n’est pas plus localisable ou repérable que la musique de Fauré elle-même, dont nous avons signalé l’indifférence aux déterminations géographiques ou pittoresques.