Dans la série «Là où me mènent mes ânes» (12) Premier de deux billets
L’âne dans l’histoire ancienne.
Le long des pistes, des chemins rocailleux, chargé comme un animal ne l’a jamais été, l’âne chemine. On le rencontre partout. On le bat, on le méprise parce qu’il n’a pas la noblesse du cheval. De lui, qui plus que tout autre bête meurt à la tâche, on fait le symbole de la paresse.
En robe gris-bleu, ventre, pattes et museau blancs, il est déjà l’esclave des anciens Égyptiens chez qui on compte des troupeaux de près de mille têtes. Non seulement il est employé à toutes les besognes quotidiennes les plus rudes, mais la religion en fait un être mauvais par essence, impur, libidineux.
Artaxerxès II, conquérant perse, traité d’âne par les Égyptiens, se venge de l’insulte par le pire des sacrilèges : il mange le taureau Apis et intronise à sa place un âne en guise de dieu. Venu de Nubie, l’âne est passé d’Égypte en Asie Mineure; quatre siècles seulement avant notre ère, il se multiplie en Grèce, en Italie, en Espagne.
La Bible semble avoir rendu à l’âne un peu de cette noblesse ancienne que la domestication du cheval lui avait fait perdre. Elle le nomme cent trente fois et le fait apparaître déjà à l’occasion du sacrifice d’Abraham : une ânesse porte le bois.
Pour apaiser la colère d’Esaü, Jacob lui offrira vingt ânesses et leurs ânons Job possède des centaines d’ânes. La première arme qui tombe sous la main de Samson, pour riposter aux Philistins, est une mâchoire d’âne. Les livres saints recommandent une particulière sollicitude pour l’animal le plus maltraité du monde, mais le plus facile à acclimater au désert (aussi longtemps que le chameau y est inconnu).
À l’occasion du sacrifice des premiers-nés, il est permis de remplacer l’ânon par un agneau ou un chevreau. L’âne ne doit pas travailler plus de six jours par semaine. Si l’on en croit non pas la Bible mais Tacite, Moïse sortant d’Égypte rencontra un troupeau d’ânes qui lui indiqua la source d’eau. Symbolisaient-ils les solitaires Éthiopiens méprisés du pharaon, et gardiens des sources initiatiques ? L’âne saura porter les reliques, garder les mystères.
L’âne le plus célèbre des livres saints est celui qui mène le faux prophète Balaam chez le roi Moab pour y maudire les Hébreux. Un ange lui barre la route. L’animal, c’est une ânesse, refuse d’avancer. Frappée durement, elle se met à parler, reprochant sa cruauté à son maître et lui ordonne de rebrousser chemin. Les exégètes y verront la préfiguration du Christ à saint Thomas, mais la légende de l’animal guidé par son instinct plus sûrement que l’homme est un thème favori de tous les folklores.
Au surplus, la tradition veut que l’ânesse de Balaam soit une des dix créatures privilégiées qui furent créées avant l’homme à la fin du sixième jour. C’est elle qui porta la femme et le fils de Moïse dans le désert, elle qui, à la fin des siècles, doit paraître triomphalement aux côtés du Messie. Par respect pour cette prédiction, le Christ choisit l’âne pour entrer à Jérusalem.
Une autre tradition raconte que cet âne, ayant porté le Christ, et ne voulant plus, après sa mort, rester en Orient, traversa la mer, passa à Chypre, Rhodes, Malte, en Sicile, arriva à Vérone pour y être recueilli par de vieux moines et mourir. D’où la fête religieuse de l’âne, célébrée à Rome, Beauvais, Sens, au cours de laquelle un âne demeure près de l’autel pendant l’office.
Suite et fin : demain.
Jacques Boudet, «Soumission, sans faiblesse, souffrances, c’est la douceur de l’âne», L’homme L’animal, Cent mille ans de vie commune, Paris, Éditions du Pont Royal, 1962.
Merci, cher Simon, pour le prêt de cet ouvrage.
Le bas-relief du tombeau de Ti à Saqqarah, en Égypte, apparaît à l’adresse suivante.