La vallée du Saint-Laurent au milieu des années 1730
Intéressant témoignage.
Le quotidien La Patrie du 10 mai 1894 nous met sur la piste de lettres d’un missionnaire français, Joseph Navières, de Limoges, qui s’amène au pays en 1735, et nouvellement parues en France dans la Revue de géographie. Pourquoi ne pas retrouver tout de suite l’original de ces lettres sur le site de Gallica, plutôt que de se fier au journal montréalais ?
Le 28 septembre 1735, Navières écrit à Monsieur Romanet de la Briderie. Extraits.
Le Mississipi, qui a été découvert longtemps après le fleuve St-Laurent, est aussi éloigné de nous que nous le sommes de la France, Il abonde en toute sorte de grains; l’air y est chaud et par conséquent malsain. Québec, les Trois rivières et Montréal sont distantes de 30 lieues l’une de l’autre. La situation de Québec est très agréable. Cette ville est bâtie sur le bord du fleuve St-Laurent, à 120 lieues de son embouchure, sur une haute montagne qui en fait une forteresse presque imprenable. Il y a haute et basse ville. Les maisons sont la plupart bien bâties, et les rues sont presque toutes tirées au cordeau et d’une largeur convenable à leur étendue. La ville est bien peuplée. On y compte près de six mille âmes. […]
Québec est le centre du commerce de tout le Canada, à cause de l’abordage des vaisseaux qui ne vont pas plus loin dans la rivière, La rade est belle et peut contenir facilement cent vaisseaux. La ville des Trois rivières, ainsi appelée à cause de trois rivières qui en baignent les environs, est aussi située sur les bords du fleuve St-Laurent, à trente lieues de Québec. Elle est très petite. […] La ville de Montréal est bâtie dans une Isle du même nom qui a douze lieues de longueur, située dans le fleuve St-Laurent.
C’est le plus beau pays de tout le Canada et quoiqu’il ne soit distant de Québec que de 60 lieues, l’air y est plus tempérée et on y remarque comme en France les quatre saisons de l’année qui sont ici réduites à deux, scavoir un hyver fort long et un été très court. Montréal produit toutes sortes de fruits aussi bien que la France, pendant que les environs de Québec ne donnent que des pommes et des prunes; les poires, les oignons, pesches et raisins n’y pourraient venir à maturité, comme ile le font au Montréal, quoique en petite quantité. […]
Voyons maintenant aux campagnes du Canada, c’est-à-dire aux environs de Québec, des Trois rivières et Montréal, car c’est précisément ce qu’on entend par ce mot. […] On compte qu’il y a plus de quatre-vingt-mille François que l’on nomme aussi canadiens, parce qu’étant originaires de France, ils sont nés dans le pays du Canada. Quant aux sauvages, on ne peut en scavoir le nombre, tant il y a de différentes nations. La plupart sont alliés aux François et les servent dans les guerres contre les Anglois ou même contre les autres sauvages qui font des actes d’hostilité. […]
Il est temps de dire quelques mots des Canadiens. Ils sont communément bien faits, souples, adroits et laborieux, ils ne manquent pas d’esprit et raisonnent assez juste, ils sont hautains et fiers, ne reconnaissant presque personne au-dessus d’eux, la liberté dont ils vivent de payer aucun subside les entretient dans cet orgueil. […] Comme ils n’ont presque pas de nouvelles à débiter, ils en inventent qui pour l’ordinaire sont incroyables ou amplifient de telle sorte la vérité qu’elle devient méconnaissable.
La rigueur du climat occasionne plusieurs désordres et les rend sujets à des vices que la pudeur nous défend de nommer et les enfants sont les plus libertins, le curé qui veut faire son devoir a un vaste champ pour exercer son zèle. Il pardonne aisément aux filles leurs parures vaines et les beaux habits, pourvu que sous ces dehors pompeux et qui ressentent le luxe elles conservent un corps et un cœur chastes. […]
…ils sont hautains et fiers, ne reconnaissant presque personne au-dessus d’eux, la liberté dont ils vivent de payer aucun subside les entretient dans cet orgueil… (J. Navières)
J’ai toujours pensé, peut être à tort, que beaucoup traversèrent pour cette liberté qu’exprime Joseph Navières. Et que les Canadiens portèrent en eux cet espoir d’échapper, à l’usure, au régime seigneurial. Du moins j’ai plaisir à y croire.
Bravo, cher Denis. Tout à fait d’accord. Surtout que les Français n’ont jamais été, en règle générale, de grands candidats à l’enracinement en dehors de la France. Ils ne furent que 10 000 à venir prendre racine de ce côté-ci en Nouvelle-France en, quoi, 150-160 ans. C’est bien peu lorsqu’on y pense. Ailleurs, ils n’ont très souvent que bâti des comptoirs commerciaux (voir Pondichéry). Les Français ne quittent pas la France.
Ceux qui sont venus — on a beau dire ou écrire — étaient des audacieux, des tenaces, des acharnés qui avaient foi en une vie nouvelle, comme bien peu peut-être la souhaitaient ou l’imaginaient de l’autre côté.
Échapper à la répétition. Oser. Mettre le compteur à zéro… et voir où tout cela nous mènera, quelles en seront les nouvelles couleurs. Et, ici, en plus, ils ont fait la rencontre, enrichissante, des Amérindiens qui étaient déjà là.
Une grande histoire. Pas du tout réductible à des mouvements, des fois d’une banalité navrante. Bien au contraire.
Tout est là pour que nous continuions à nous battre pour ce que nous avons imaginé qu’il serait intéressant d’être, nouveau.
Nous sommes quelque chose — osons, diable ! — comme du grand’monde.