Petit poème trifluvien, bien de saison, publié à Paris dans une revue pour la jeunesse

En 1885, chroniqueur au quotidien montréalais La Patrie, l’écrivain Louis Fréchette se cache sous le pseudonyme de Cyprien. Cela lui permet de participer avec cœur aux débats politiques d’alors. Mais il ouvre sa chronique du 7 mars 1885 de manière bien différente.

L’autre soir, par hasard, je feuilletais un volume richement relié d’une publication qui — avec tant d’autres productions de l’intelligence parisienne — partage le tort de n’être pas assez connue de nous.

Cette publication s’appelle Le jeune âge illustré.

Elle s’adresse naturellement aux enfants, mais les grandes personnes y trouvent aussi leur compte.

Or, en feuilletant la livraison de mai 1883, je tombai avec surprise sur une petite pièce de vers que je veux faire connaître à mes lecteurs, parce qu’ils y trouveront un air de famille.

En effet, cela est daté de Trois-Rivières, et signé : Une abonnée canadienne.

Voici cette bluette :

UN PETIT PAIN DE SUCRE

Racontant son histoire

À Mme Lérida Geoffroy, Directrice du «Jeune Âge Illustré».

 

Daignez écouter mon histoire,

Et me tenir dans votre main;

Pour m’assurer autant de gloire

J’ai parcouru bien du chemin.

 

Je suis du pays de l’érable,

Là-bas emblème trois fois cher,

Et dont la sève inépuisable

S’épanche à la fin de l’hiver.

 

Du grand arbre j’étais encore

Le sang fécond et généreux

Quand la gouge, d’un coup sonore

En perça le tronc vigoureux.

 

Je m’échappai de la blessure;

Sur un feu lent je m‘épaissis;

Et sur la neige froide et pure

Dans le moule je me durcis.

 

J’étais caché dans la cabane

Sous une écorce de bouleau;

Jean qui toujours chante et ricane

Emplissait de tire un casseau.

 

«Il va faire un lointain voyage;

Il verra la mer et Paris.»

Tel fut soudain le doux langage

Que tout près de moi je surpris.

 

Dieu, la région d’où j’arrive

Le frimas voile encor les champs;

Charmé, j’atteignis cette rive

Où règne déjà le printemps.

 

Et pour lui demander asile,

L’humble sucre du Canada

Cherchait qui, dans la grande ville,

Se laissait appeler Lérida.

 

Une abonnée canadienne.

Trois-Rivières, avril 1883.

 

Je soupçonne fort Mlle Élise Larivière d’être l’abonnée du Jeune âge illustré.

Mais il faut dire aussi qu’elle n’est pas la seule dame de Trois-Rivières qui sache faire de jolis vers.

Disons comme [Benjamin] Sulte :

On n’est pas plus bête là qu’ailleurs.

 

Le moule à sucre est de Viateur Richard (1900-1970), de Cap-Saint-Ignace. Collection du Musée de la civilisation du Québec.