«La braise éclaire la neige»
Quel poème magnifique ! On le dirait d’ici. On souhaiterait l’avoir écrit. Il est de Hongrie. De Csoori. Un immense cadeau de ma chère Hongroise du bout du monde. Avec dédicace de l’auteur.
La braise éclaire la neige
Rebloqué dans la vallée en fer à cheval.
La neige m’a ceint de remparts et je ne vois personne depuis des jours.
Autour du chalet de bois rôdent seules les corneilles
et de nuit le renard hallucinant.
Voici que l’hiver comble mon désir :
être enfin seul, longuement contempler
la forêt, la montagne,
l’ossature du néant, le reflet
de mon ongle fendu là-haut sur un ciel de verglas.
De grands os blancs nagent aussi dans le Danube,
et puis les regarder comme sur un tableau vivant…
Et vous, anciens, hommes de jadis, mes ancêtres,
soudain vous lancinez en moi,
sous le noyer que ploie le poids de la neige.
Tel un loup rabattrait vers vous un vol de cigognes sauvages :
le vent vient sur vous, et la neige.
Et sur le puits, la fenêtre, il en vient aussi,
sur les routes et jusque sous vos yeux.
Sur le chantier de coupe en un pli de l’esprit,
l’orage abat le bois, sa hache claque tôt,
et volent vers le ciel de blancs copeaux.
La cheminée ronfle, sifflent les meules,
un cheval hennit soudain dans la stalle,
sa voix mordante vous transperce :
il vous revient que ni journal ni dieu
jusqu’au printemps ne franchiront la neige.
Mais moi, je passerai ! Même au travers du temps !
Sous les poutres bleu clair,
dans la buée du linge à bottes je serai
là, j’égrènerai avec vous
le maïs d’or, épi de pauvreté.
Serai-je l’hôte ou votre fils ? Ou seulement
l’évadé du futur ? Esprit libre et follet
qui demande du vin de votre vin et guette le monde à vos lèvres ?
Meilleure votre pomme cuite que celle d’Eden,
on hiverne dans sa saveur jusqu’à la mort.
Que tombe la grande neige : écrasant faufilage du ciel,
jusqu’à la nuit j’entre chez vous à l’improviste :
la lueur de vos braises éclaire la neige.
Csoori Sandor, poète et essayiste, est né le 3 février 1930 à Zamoly, en Hongrie. Il dit être fils de petits paysans. «Je suis tellement imprégné par mon enfance que maintenant encore je me sens à la fois paysan et intellectuel.» Adolescent, il découvre les horreurs de la guerre : son village a dix-sept fois changé de mains en trois mois et demi. Depuis 1951, il a publié une douzaine de volumes de poésie et une dizaine de prose. Dès ses premiers écrits, constatant les dégâts causés par la collectivisation en milieu rural, il critique la dictature communiste et prend la défense du peuple des campagnes. Bien sûr, cela lui vaudra d’être surveillé et de ne jamais recevoir chez lui de prix littéraires du temps de communisme. Et, en poésie, il est l’héritier de trois grands poètes hongrois, Attila Jozsef, Ady Endre et Illyes Gyula. À ma connaissance, Sandor, que je n’ai jamais rencontré, habite toujours Budapest.
La dédicace, datée du 16 juin 2000, se lit ainsi : À Jean Provencher par l’intermédiaire de quelqu’un qui m’est cher. En vous serrant la main. Bien amicalement. Csoori Sandor. Si beau cadeau.
En Hongrie, on écrit toujours le nom de famille avant le prénom. On prononce le nom de Csoori ni Tchori, ni Tchouri, tout juste entre les deux. La langue hongroise, fort ancienne et très riche, est étonnante. Les linguistes purs et durs au sujet de notre Québécois d’ici verrait une langue qui plonge très loin dans le passé, parlée par des gens qui en sont très fiers.
L’ouvrage d’où est extrait ce poème de Sandor Csoori, La fumée d’Abel, fut publié en Belgique, chez L’Arbre à paroles. Étonnamment, l’année de publication n’apparaît nulle part; on y lit cependant que le dépôt légal date de 1998. Distribution : Ancre Rouge SPRL, à Bruxelles, et W + B à Paris.
La photographie de Sandor Csoori apparaît sur le site de Digitalis Irodalmi Akadémia.
Je ne sais si vous avez remarqué. Plus haut, dans ce billet, j’ai illuminé le nom d’Ady Endre. On peut y entendre le grand acteur Latinovits offrir en langue hongroise ce poème d’Ady dont voici le texte en français. Il provient de ce site internet.
J’aimerais être aimé
Ne suis ni relation, ni parent,
Ni aïeul comblé, ni descendant,
Je ne suis pour personne,
Je ne suis pour personne.
Comme tout homme suis : majesté,
Mystère, Cap-Nord, étrangeté,
Lueur de feu follet
Lueur de feu follet.
Mais, oh ! ne puis ainsi demeurer,
Je voudrais, je voudrais me montrer,
Que, visible, on me voit
Que, visible, on me voit.
Pour ça le chant, le mal pour soi-même,
J’aimerais, j’aimerais que l’on m’aime,
Et puis être à quelqu’un,
Que je sois à quelqu’un.
Racz Judit
MERCI, mon cher Jean, de partager ce magnifique poème sur votre blog.
D’autant plus qu’on ne trouve pratiquement rien en français de lui sur la toile… C’est comme si un Lorca n’était connu qu’en espagnol…!
Quel bonheur de savoir que vous chérissez ce livre encore. C’est comme si le coeur de Csoori battait aussi sous votre neige, capable de la faire fondre.
Merci de garder sa flamme!
Votre fidèle amie hongroise, M
Je Vous en prie, chère M. Quel cadeau que ce livre, plein d’âme et de plus de 100 pages !
Découvrir ces écrits en ce 14 février, c’est comme un cadeau tout spécial qui fait chaud au coeur… Un cadeau tombé du ciel, cadeau de la vie que vous nous partagez, nous permettez de connaitre… et d’apprécier tant et tant !
En lisant et relisant La braise éclaire la neige, j’ai l’impression que ce pourrait être vos mots, votre voix que j’entends les prononcer… dans votre maison de campagne, avec un feu qui crépite et le vent, la neige… et toutes ces pensées…
Mille mercis à votre fidèle amie hongroise !
Ô merci à Vous, Esther ! La communauté hongroise a de bien grands poètes. Autant portés vers la Nature que la condition humaine. Ils sont tellement enrichissants, on y découvre de grands complices.
D’une grande beauté. C’est un bonheur de constater la ressemblance d’un regard slave avec le regard québécois.
Absolument, absolument, chère Silvana.