Cette si chère cigale
Voilà un moment que j’espère rendre hommage à la cigale, car le fabuliste Jean de Lafontaine a bien tort de la ridiculiser lorsqu’il la compare à la fourmi. Dans le quotidien La Patrie du 1er décembre 1904, on apprend d’abord la sortie de la cigale.
Un grand savant a dit qu’un seul fait bien observé, en histoire naturelle, valait mieux que des volumes de citations ou de glose théoriques. Or, le Dr Henri La Bonne a assisté le 15 juin 1904, dans son jardin de Marseille, au passage d’une cigale à l’état parfait et raconte en ces termes ce qu’il a vu.
Le matin, à 7 heures, j’aperçus sur une tige de millet une masse verte d’un vert de Scheel, en un mot du plus beau vert, d’un vert se confondant avec celui de la plante. Cette masse verte se dégageait avec peine d’une fente de deux centimètres de longueur, située sur le dos d’une peau desséchée de cigale. Cette peau desséchée est munie d’yeux et de pattes, voire des plaques décrites par Réaumur et étudiées par Carlet.
Peu à peu, l’insecte, «non encore parfait, sortit, ses quatre ailes repliées, formant un simple bourgeon d’un demi-centimètre de longueur. Vers 9 heures, ces ailes attachées sur le même plan que la deuxième paire de pattes atteignaient la pointe de l’abdomen. […]
À 3 heures, le développement était achevé, j’avais devant moi une cigale entière, mais non plus verte; elle n’avait plus un atome de «vert», elle était devenue «noire», noire de jais sur le corselet et sur l’abdomen correspondant au dos, juste au-dessous.
De morte et languissante le matin, elle était devenue active, marchant rapidement sur la table où j’écrivais en cherchant à prendre son vol.
Il est difficile de ne pas admettre un bel exemple de mimétisme dans ce changement subit de couleurs. La peau desséchée est «grise» de terre, l’adulte évoluant «vert» de feuille, la cigale envolée noire et grise comme les branches de frêne ou d’orme.
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Par ailleurs, dans mon livre Un Citadin à la campagne. Quatre saisons à Sainte-Anastasie, j‘écrivais le 12 juillet :
Voilà maintenant une semaine que durent ces journées ensoleillées, très chaudes, souvent sans vent, journées où la sueur forme des gouttelettes au bout du nez. Çà et là, on s’en plaint d’ailleurs, oubliant, selon le proverbe, que «L’été sont des jours tôt passés». Et, quand j’entends la cigale, je ne peux m’empêcher de penser à l’entomologiste Jean-Henri Fabre qui nous explique que, chez lui, elle vit quatre années en terre à l’état de larve avant de sortir pour pondre et chanter. «Après cinq à six semaines de liesse, long espace de temps, la chanteuse tombe du haut de l’arbre, épuisée par la vie.» Et Fabre de conclure bellement: «Quatre années de rude besogne sous terre, un mois de fête au soleil, telle serait la vie de la cigale. Ne reprochons plus à l’insecte adulte son délirant triomphe. Quatre ans dans les ténèbres, il a porté sordide casaque de parchemin; quatre ans, de la pointe de ses pics, il a fouillé le sol; et voici le terrassier boueux soudain revêtu d’un élégant costume, doué d’ailes rivalisant avec celles de l’oiseau, grisé de chaleur, inondé de lumière, suprême joie de ce monde. Les cymbales ne seront jamais assez bruyantes pour célébrer de telles félicités, si bien gagnées, si éphémères.»
Comme quoi, Jean de Lafontaine fut parfois beaucoup plus génial que dans La Cigale et la Fourmi.
Le texte de Jean-Henri Fabre est extrait de son livre Mœurs des insectes (Paris, Delagrave, 1960).
L’illustration, disposée à l’envers dans le journal La Patrie, est attachée à l’article sur la sortie de la cigale d’Henri La Bonne.