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Pourquoi pas la campagne !

groupe a la campagneJ’aime l’écrivaine Robertine Barry (1863-1910), première femme journaliste québécoise, grande amie du jeune poète Émile Nelligan, dit-on. Je lui ai fait place plusieurs fois sur ce site. Son nom de plume : Françoise. La voici ici dans un texte qu’elle intitule «Boutades» paru dans La Patrie du 3 juillet 1891.

Elle fuit la ville, dit-elle, pour deux bons mois, mais refuse de nous dire où elle va. Peut-être dans la région de L’Isle-Verte, le pays du Bas-Saint-Laurent d’où elle vient ? Reprenons le fil.

Oui, c’est loin, bien loin. Pour y arriver, on marche, marche, marche, comme dans le conte du Petit Poucet, et ce n’est qu’après avoir fait mille détours, gravi et dégringolé mille montagnes, qu’on y parvient enfin.

Mais le plaisir de revoir les bonnes gens ! de secouer la poussière des villes, de vivre deux longs mois d’une vie libre au grand air et d’oublier dans les délices de cette nouvelle Arcadie les exigences d’un raffinement de civilisation !

Là, aucun bruit du dehors n’y trouve un écho; tout est simple, rustique, patriarcal. Le curé a oublié son latin, le maire fait sa marque — une croix — au bas des proclamations, et le bedeau — heureux pays ! — y est traité avec tous les égards dus à son rang. Le médecin et les prescriptions roulent sur trois principes : l’huile de ricin, la salsepareille et des décoctions d’herbe Saint-Jean [l’armoise vulgaire, probablement apportée au Canada par les Français venus de Normandie].

Un de ces remèdes suffit d’ordinaire, mais s’il se présente des complications inouïes que défient la science et l’habileté de notre Esculape, alors il fait un mélange de ces trois médicaments et, rarement, après cette épreuve, le mal reste victorieux. Aussi l’herbe croît longue dans le petit cimetière et sur cette terre peu souvent remuée les enfants vont cueillir des fraises, dans leurs larges chapeaux de paille, qu’ils vont manger ensuite sur le bord de la route.

Le dimanche, la foule se porte toute entière à l’église, où les hommes sont placés d’un côté et les femmes de l’autre; puis, après la grand’messe, on se recherche, on jase sur le perron de l’église, des labours, des chevaux, des semailles et du temps, ce qui, pour les cultivateurs au moins, n’est pas un sujet banal; les femmes en grands tabliers blancs causent entr’elles de la quantité de lin à broyer, de la toile à tisser, des bans de mariage annoncés ou probables, tandis que les galants offrent généralement à leurs belles de la tire ou un petit verre de bière d’épinette, tout comme on offre ici la crème à la glace et le soda chez Walker; seulement, là-bas, la consommation se paie de meilleur cœur.

Le dimanche est le jour le plus bruyant à la campagne; le reste de la semaine, vous pouvez errer en liberté dans les bois, sur les grèves, chacun est occupé, qui, aux champs, qui, à la maison, et rien ne trouble alors la tranquillité qui vous environne.

Quand on est las, on rentre se reposer à la maison la plus proche; il n’y a pas de logis, si pauvre qu’il soit, qui ne puisse vous offrir le lait et la crème en abondance. […] De journaux, il n’y a que la Gazette des Campagnes et les Annales de la Bonne Ste-Anne. Vous comprendrez facilement que je me sente envahie par l’esprit qui règne en ces lieux, et que pour rien au monde je ne voudrais infecter l’air par aucune littérature profane. Je n’y ai osé introduire la Patrie qu’une seule fois, et encore n’est-elle entrée que subrepticement, au fond d’une petite manne d’osier, me donnant le prétexte, pour calmer mes scrupules, d’en envelopper une demi-douzaine de sandwiches, reste de ma provision de voyage. […]

Bien. C’est tout à fait cela que je vais, le cœur allègre et gai, mettre, moi aussi, un beau tablier blanc aux jours de grande fête…

Quand je reviendrai — à Pâques ou à la Trinité — je suis sûre de retrouver tout ce que je laisse aujourd’hui : des rues ouvertes par des tranchées profondes, d’où s’exhalent des odeurs de gaz et d’égouts; des cochers qui essaieront encore de vous passer sur le corps, et des marchands de guenilles braillant éternellement leur éternel refrain.

Tout de même, elle a bien aussi ses charmes la ville de Montréal.

Françoise.

 

La photographie d’un «groupe à la campagne» prise vers 1925 est déposée à la Bibliothèque et Archives nationales du Québec dans le Vieux-Montréal, Collection Monique Mercure-Vézina, Photographies, cote : P157, S4, P907.

2 commentaires Publier un commentaire
  1. silvana #

    Vivement une machine à remonter le temps pour retrouver ces lieux bénis où le temps s’arrête. Un long été à se gorger de soleil, de pluie et de vent.

    Merci Jean.

    23 juillet 2015
  2. Jean Provencher #

    C’est tout à fait vrai ! Mais je me demande si la gamine ne se moque pas de nous, sinon pourquoi a-t-elle intitulé son texte «Boutade» ?

    Mais oui, allons-y donc : un long été de soleil, de pluie et de vent.

    23 juillet 2015

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