Le bonheur du Rocher blanc

Dans Le Monde illustré (Montréal) du 19 juillet 1890, Létitia Drapeau, de la paroisse Notre-Dame du Sacré-Cœur, tout juste en amont de Rimouski dans le Bas-Saint-Laurent, raconte le bonheur du Rocher blanc.

Quand vous quittez la charmante petite ville de Rimouski pour remonter le fleuve St-Laurent, dix minutes se sont à peine écoulées que votre vue est frappée à l’aspect d’un magnifique rocher qui borne la côte sud, sur un parcourt d’un mille. Les habitants de cet endroit semblent protégés par un triple rempart — l’île St-Barnabé, d’abord, à trois milles du rivage, l’îlet à Camel [sic], à mi-chemin entre l’île et la terre ferme, puis enfin le Rocher Blanc, notre ami.

Nous nous trouvons dans la paroisse de N.-D. du Sacré-Cœur, voisine de la ville de St-Germain de Rimouski.

Notre rocher, vraie muraille naturelle, est à tous les points de vue un petit chef-d’œuvre de la main créatrice qui a présidé à la merveilleuse édification de notre nature sauvage et poétique. Son sommet le plus élevé est à deux cent pieds au-dessus du niveau du fleuve et domine, à plusieurs milles au loin, toute la contrée environnante.

De ce point de vue, comme du haut d’un magnifique observatoire, vous pouvez contempler d’un côté, à l’ouest, les montagnes si pittoresques du Bic, notre Suisse américaine, qui, suivant l’heureuse expression d’un célèbre touriste canadien, viennent comme autant de rois de la forêt prendre un bain dans notre fleuve géant après une longue course sous un ciel de feu.

Au nord-ouest se dessine une longue traînée bleue, l’île du Bic, puis à un mille et demi en arrière le Bicquet, dont le phare vacillant et vigilant éclaire en silence nos nuits si sereines. Au nord, vous avez devant vous un fleuve sans rivages, un ciel sans nuages, des horizons sans limites. À l’est, vous apercevez au loin la Pointe-au-Père et son phare fixe; le sanctuaire de Sainte-Anne, cet autre phare célèbre dans nos parages et béni du pèlerin; un peu en-deçà l’endroit où devait être le Hâvre du Refuge, si bien placé près de Sainte-Anne, refuge des naufragés de la nature; puis, en-deçà encore, la ville de Rimouski si gaie, si coquette, et ses flèches qui gourmandent le ciel. […]

La façade de notre rocher qui regarde le fleuve est parfaitement perpendiculaire à l’horizon. […] La façade qui regarde la plaine est moins raide, plus douce, s’élève en amphithéâtre. Tout au pied serpente un charmant ruisseau dont le murmure est toujours le bienvenu de l’habitué des piques-niques en quête d’eau douce.

Notre amphithéâtre a pour gradins une forêt vierge sillonnée en tous sens de sentiers bien connus du touriste. Les étudiants de tout genre viennent s’y amuser, les séminaristes y prennent leurs ébats, les universitaires y rêvent.

Avez-vous du goût pour la littérature, apportez votre ouvrage favori, votre carnet et venez. Votre âme est-elle mélancolique, c’est ici le lieu du silence et de la rêverie. Cultivez-vous la poésie, c’est ici le séjour des muses, jamais nature fut plus poétique.

Rocher blanc, redis donc les noms de tous les amis qui t’ont fréquenté. Non, non, tu ne finirais pas.

Enfants nous y venions nombreux. Adolescents nous y étions encore en grand nombre. Hélas depuis, plus d’une voix a cessé de faire écho sous ces allées solitaires — l’herbe a cru dans plus d’un sentier.

Mon rocher, permets-moi de te donner ce titre, puisque seule, je te suis restée fidèle, tandis que tant d’autres amis se sont éloignés et sont disparus avec leur souvenir qu’emporte le souffle de l’oubli.

Restée seule au poste de l’amitié, comme le dernier huron, je vivrai désormais pour rêver et pleurer.

Létitia Drapeau.

L’illustration qui remonte aux années 1920 est déposée à la Bibliothèque et Archives nationales du Québec à Gatineau, Fonds Théophile Éthier, Cartes postales, cote : P113, S5, D10.