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Sur la rive de la baie des Chaleurs, en Gaspésie

CarletonUn voyageur, qui signe X. Vincy, nous convie à l’accompagner en Gaspésie. Il s’arrête dans quelques municipalités de la baie des Chaleurs, histoire de d’y voir la couleur locale.

Au pied de la plus haute montagne, voyez ce petit village qui semble baigner ses pieds dans les eaux qui lui servent de miroir. C’est Carleton.

Dans un de ses discours, l’honorable, M. Mercier dit qu’il n’a vu aussi beau port qu’une seule fois, en Italie. Avouez qu’il n’a rien exagéré. Si vous avez voyagé un peu, avez-vous jamais rien vu de semblable ?

Mais arrêtons-nous un peu, voyons les coutumes, les mœurs, le langage de ce peuple de Carleton et de la Gaspésie.

Voyez-vous cette maison neuve, bâtie sur une élévation d’une cinquantaine de pieds au-dessus du niveau de la mer ? C‘est le bureau de poste. Entrons-y…. Un vieillard aux cheveux gris va venir vous répondre, ou peut-être un blonde fille. Le vénérable aïeul a fêté ses noces d’or ces années dernières, entouré d’une centaine de descendants. La jeune fille a peut-être 17 ans; faites-vous passer pour un Anglais, et l’un ou l’autre vous répondra facilement comme si vous parliez français. Voilà donc un démenti formel à l’opinion qu’on se forme généralement que les gens de la Baie des Chaleurs ne parlent pas l’anglais ou ne parlent qu’un anglais baroque.

Mais au lieu d’aller au bureau, suivez-moi, je vais vous présenter à la famille. Dès lors, vous êtes de la maison et l’on vous fait l’accueil le plus honnête et le moins gênant du monde. Pas de cette politesse affectée qui sent le froid ! Non, vous sentez là cette loyale franchise de nos ancêtres, mais surtout cette bonne humeur, cette charité que seul peut inspirer le christianisme.

Vous êtes chez vous, et ce sont eux qui sont vos hôtes. On nous invite à rester pour souper et pour coucher; nous acceptons. Le soir, la maison s’emplit de monde. Quelques-uns se réunissent autour d’une table et l’on commence à jouer au pitro ou au brelan, au cent (là, on ne dit pas à la cent….). Les autres parlent de politique, de foin, de pêche, que sais-je ? Cependant, comme nous sommes étrangers, on fera ce soir-là un peu moins de bruit que d’habitude, et les enfants iront se coucher un peu plus tôt, puis l’on vous priera de chanter une chanson, et chacun se séparera.

Après une nuit passée chez cette famille hospitalière, continuons notre route après les avoir remerciés, mais ne leur offrez pas de paiement, ils vous refuseraient. À Maria, les usages sont à peu près les mêmes qu’à Carleton; mais vous sentez le froid sous les paroles affables. Dans New Richmond, vous êtes en pays étranger; on ne vous salue plus, on ne parle qu’anglais, et vous n’y trouveriez peut-être même pas cinq familles où vous seriez reçus pour rien. Passons donc cette place inhospitalière et arrivons à Bonaventure.

— Jucrème de Dieu, c’est pu anne (une) chaleur qu’i fait. Ah ! l’église va fonde (fondre), c’est sûr. Mais je crois que c’est Zavier (Xavier, mon nom), d’ousque tu t’sors ? Y a cinquante ans qu’on t’a pas vu. Tu vas v’nir cheu nous, pi c’monsieur là va venir avec toi.

Tel est, lecteur, l’accueil qui nous est fait à Bonaventure. Là, vous êtes l’ami de tout le monde et, si quelques fois vous êtes déjà passé par là, on est aussi content de vous revoir que si vous étiez un de leurs amis les plus sincères.

Entrons ici, c’est chez un de mes amis. […] Les gens de Bonaventure aiment beaucoup la danse, qu’ils animent en prenant une goutte et même plusieurs. Ils aiment aussi beaucoup les chansons et les contes…. Pour eux, le conteur de contes vaut mieux que le barde antique répétant ses chants guerriers.

Mais il me tarde d’arriver à Paspébiac. C’est le dimanche. Une foule de personnes se tiennent autour de l’église. Les pêcheurs sont revenus de la veille et s’informent s’ils ont pris de la morue. Mais écoutez plutôt ce langage de marins. Ils se touchent l’un l’autre et crient pour se parler comme s’ils étaient éloignés d’une demi lieue l’un de l’autre.

— Ton pé n’a ti pi d’la molue (Ton père en a-t-il pris de la morue ?)

— Ah ben ? j’n’avons pas pris beaucoup, mais y s’étions grosses pour payer ça; y n’avions-t-une qui pesions 96 livres.

— Taise-toi, t’as menti dans le gau (Tais-toi, tu as menti dans ta gorge).

Mais bien qu’ils gesticulent comme des démoniaques et crient comme des enragés, n’allez pas croire qu’ils aient la moindre mauvaise humeur. Non, au contraire, c’est une façon très à la mode de se dire des douceurs […]

Mais, lecteur, évidemment nous avons chaussé les bottes de sept lieues du pas, car nous avons passé par-dessus New Castle sans nous en apercevoir. C’est peut-être la goutte que nous avons prise à Bonaventure qui a produit cet effet. Mais si vous n’êtes pas trop fatigué, et si vous le désirez, nous pouvons y retourner….

— Oh ! non, merci, je suis fatigué.

Eh bien ! nous aussi. Bonjour. Au revoir.

X. Vincy.

 

Le Monde illustré (Montréal), 25 juin 1892.

Ci-haut, Carleton vu de la montagne.

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