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«Mémoires d’un homme à qui il n’est jamais rien arrivé»

charles Monselet

Charles Monselet (1825-1888), écrivain français, journaliste, poète, est un gamin. Originaire de Nantes, en France, voyez le texte qu’il se permet et que La Patrie publie le 16 février 1895.

Je m’appelle Duval; je suis fils de Duval et petit-fils de Duval.

Le nom de tout le monde !

Tout petit, j’ai mangé de la bouillie. J’ai eu la coqueluche. Le médecin a dit que cela ne serait rien. Cela n’a rien été.

… voulez-vous que je continue ?

Et pourquoi pas ?

Le beau mérite de raconter des événements importants dont on a été acteur ou témoin ! Il est trop facile d’exciter l’intérêt avec des batailles, des vols, des duels, des faillites. Mais n’avoir rien vu, n’avoir rien fait, et vouloir cependant laisser sa trace ici-bas. À la bonne heure !

N’être rien et avoir l’ambition d’écrire sa vie, comme Rousseau, comme Casanova, comme Mme Roland, comme Alexandre Dumas ! Parlez-moi de cela !

Voilà qui est bien plus fort ! Voilà qui est bien plus rare ! Voilà ce que j’entreprends, moi, Duval, le premier venu, le héros de l’insignifiance.

J’ai dit que j’avais le nom de tout le monde. J’ai aussi l’air de tout le monde. Lisez mon passeport :

«Front : moyen; nez : moyen; bouche : moyenne; menton : moyen.»

C’est le triomphe de l’impersonnalité. La preuve que je ressemble à tout le monde, c’est que tout le monde m’accoste plusieurs fois par jour en s’écriant : «Ah ! pardon, je vous prenais pour monsieur Un tel.»

Les femmes ont un mot terrible pour désigner les gens de ma figure : Il est de ceux dont on ne dit rien.

La nature m’a refusé jusqu’au plus simple «tic».

Je suis la foule, la chose qu’on n’aperçoit que tout autant qu’elle est agglomérée.

… Voulez-vous que je continue ?

Ma jeunesse… Je n’ai pas eu de jeunesse. C’est ce qui m’attriste le plus quand j’y songe.

À l’heure où les autres font briller leur vingt ans au soleil comme de belles pièces d’or neuves, à l’âge où toutes les têtes ont le délire, où toutes les poitrines ont des chansons, où les yeux et les mains se cherchent dans une atmosphère de sympathie, j’étais déjà assis sur le rond de cuir de l’employé. Or, il n’arrive rien sur les ronds de cuir.

De même que j’avais été un sage enfant, je suis resté un sage jeune homme. Je n’ai pas eu de dettes. J’ai aimé, dans les livres seulement. J’ai regardé passer le plaisir de ma fenêtre ouverte les dimanches soirs.

Pendant trente ans, le front penché sur des registres verts à angles de cuivre, j’ai pu entendre s’apaiser un à un tous les battements de mon cœur. Pendant trente ans, j’ai été la gloire de l’administration des contributions indirectes. Pendant trente ans, j’ai envoyé à mes concitoyens des petits papiers blancs, verts, bleus et roses, pour les inviter à payer leurs termes échus.

Et je me suis toujours maintenu à la hauteur de cette mission. […]

… Voulez-vous que je continue ?

Non, je finis, car la suite de tout ce qui ne m’est pas arrivé remplirait aisément cent volumes. Il ne m’est jamais rien arrivé, même en rêve.

D’ordinaire, cependant, la nuit est la revanche du jour; les têtes les plus calmes s’illuminent alors de mille fééries intérieures; un régisseur invisible vient frapper les trois coups dans votre crâne pour une comédie aux cent actes divers.

Moi, je n’ai jamais rêvé que de choses indifférentes, de mon chapeau qui s’envolait ou d’une allumette chimique qui ne voulait pas prendre.

Qu’ajouterai-je encore ?

«Cache ta vie», a dit un sage, je n’ai pas de peine à cela.

La terre me sera légère, car je n’aurai pas pesé beaucoup sur elle.

Le monde aura été pour moi une feuille de présence où je me serai contenté de signer mon nom — mon nom de Duval.

Charles Monselet.

 

L’illustration est un autoportrait de Charles Monselet, paru dans La Plume le 15 juillet 1891 et publié sur la page Wikipédia qui lui est consacrée.

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