Ces Québécois de langue française qui changent leur nom aux États-Unis
Beaucoup de journaux ne manquent jamais sinon de dénoncer, du moins de se moquer de ceux qui, déménagés au sud de la frontière, anglicisent leur nom. Sous le titre «Déplorable manie de nos compatriotes aux États-Unis», Le Canadien du 4 janvier 1884 cite en exemple quelques cas qu’il trouve risibles.
Ti-Pierre, le chroniqueur du Castor, publié à Fall River, n’a pas fini avec ceux qui changent leurs noms. Il a pour mission de leur rappeler le ridicule de leur conduite.
— Quel est votre nom, Monsieur ?
— En anglais ou en français, dit notre Yankee récemment importé de Rivière-du-Loup. (Il vient de la Rivière-du-Loup, mais je vous assure qu’il est loin d’avoir la finesse de cet animal.)
— Votre nom pur et simple ?
— Mon nom en français, c’est Dosithé Beauchamp; mais, en anglais, c’est «Backcity Fairfield», répond notre original. (Je devrais dire orignal.)
— Mais ne savez-vous pas que les noms de famille ne se traduisent jamais ?
— Ah ben ! Les Américains comprennent pas ça, Dosithé Beauchamp !
Il n’y a pas à s’en étonner; qui peut comprendre ou se faire comprendre d’un individu assez dénué de bon sens pour traduire son nom ? J’ai rencontré un pistolet qui tient à se rendre célèbre sous le nom de «Shitrind», quand son nom est bel et bien Chicoine. Un autre singe veut suivre ses traces; le nom de Létourneau ne lui va pas plus; il vous dira qu’il s’appelle «Blackbird». Une vraie poule noire qui mettrait l’eau à la bouche de nos chercheurs de trésors. Francœur, lui, tient à son cœur; il veut surtout que sa dulcinée soit charmée d’entendre prononcer son nom qu’il traduit sans scrupule en «Sweetheart». Quel beau cœur, mais quel pauvre esprit !
Maître Mathieu, qui prononce son nom «Maqueue», s’appelle tout simplement «Mytail». Voilà une bête qui tient à son apanage au moins. Un autre passera à la postérité des lunatiques, sous le nom de «Makesnine», vu que son nom est Phaneuf. Il en vaut neuf de son espèce, car dans la balance de la bêtise humaine, comme dans les autres balances, celui qui a le plus de poids l’emporte.
Pierre Corriveau veut prouver qu’il n’a pas de respect pour sa mère; en conséquence, il se nomme «Peter Body Calf». Il faut être veau, chien ou génisse pour écorcher un aussi beau nom. M. «Cart» laisse sa charrette loin derrière lui. M. Brodeur est fraternel jusqu’au bout et se dit «Brother». Jean Charron est du métier, lui aussi; son enseigne se lit «John Wheelright». Joachim Lachance, qui a plus de chance que d’esprit, sait qu’il vit dans la patrie de Washington; c’est pourquoi il se donnera le nom de «Washington Lucky». Les nègres prennent toujours des noms pompeux comme cela.
Mon cher Labonté, quelle bonté ne manifestez-vous pas en vous appelant «Goodness» ! Et si vous voulez être heureux, joignez-vous à M. Laliberté qui n’est autre que ce savant docteur qui prend toute la liberté possible, en oubliant le beau nom de son père et en abusant des choses saintes. Vous ne le connaissez plus maintenant que sous le nom de «Liberty». Et la farce est faite.
Boisvert ne veut pas que son bois sèche, et traduit son nom en «Greenwood». Vertefeuille est toujours au printemps de son savoir et se dit être «Greenleaf». Et les sots de l’imiter.
Dionne est jeune, surtout en anglais; il s’appelle «Young». Marie Denommé n’aura pas honte de se nomme «Mary Call». Eugène Poulin, qui est «poulin» tout de bon, […] s’appelle «Young Colt». S’il avait les oreilles un peu plus longues, il s’appellerait «Jackass».
J’en signale un dernier. Poisson écrit son nom «Fish». Et dire que tous ces individus-là n’ont jamais réfléchi aux conséquences qui peuvent résulter des traductions absurdes.
L’illustration ci-haut se trouve sur le site du fichier de population Balzac créé à l’Université du Québec à Chicoutimi.