La gêne de Laurent-Olivier David
Nous évoquions, voilà quelques semaines, qu’il fallait revenir sur les débuts de l’Armée du Salut au Québec. Et son arrivée n’ira pas de soi. Comme ses adeptes se livrent à des défilés en interprétant des hymnes, leur présence choque. À Montréal, en 1884, on les menotta, mais le juge de la Cour municipale, la cour dite du Recorder, n’a pas cru qu’il y avait là matière à menottes.
À Québec, en 1887, la réaction de la population sera plus violente encore. Le dimanche 20 novembre, par exemple, on bouscule les salutistes qui tiennent une procession tintamarresque, écrit le quotidien Le Canadien du lendemain, et on leur lance des glaçons et des balles de neige.
Laurent-Olivier David, journaliste, homme politique à la pensée libérale, qui avait connu un bon succès en 1884 avec son livre Les Patriotes de 1837-1838, est profondément gêné du comportement des gens de Québec pendant plusieurs semaines et ne peut s’empêcher d’y aller d’une lettre à leur intention.
Personne plus que moi n’aime Québec, le berceau de notre nationalité, le boulevard du sentiment français et catholique sur le continent. J’aime sa population à cause de son caractère vraiment national; il me semble qu’elle doit avoir encore chaud dans les veines le sang des héros dont elle descend.
Je l’aime, cette population, lorsqu’elle manifeste sa foi et son patriotisme dans des circonstances solennelles. Mais je ne l’admire pas quand elle descend dans la rue pour jeter des pierres à des gens, à de pauvres filles qui s’imaginent être agréables à Dieu, en faisant des processions ridicules mais inoffensives.
Ou ces gens violent la loi, ou ils ne la violent pas; s’ils la violent, qu’on les mène devant la justice; s’ils ne la violent pas, de quel droit les attaque-t-on ?
Pourquoi, demain, dans la province d’Ontario, les protestants n’useraient-ils pas du même droit pour attaquer des processions catholiques ? Ce n’est pas la même chose, va-t-on dire. Non, pas à vos yeux, ni aux miens, mais aux yeux d’un grand nombre de protestants, il n’y a pas de différence.
C’est la vieille histoire des luttes religieuses, histoire sanglante et honteuse, de haines et de vengeances, de massacres, de tortures et de tourments, qui déshonore la religion et l’humanité. On se bat, on se détruit, on se brûle pendant des années et ensuite on s’accuse réciproquement pendant des siècles de ces horreurs.
Certes, j’ai trop écrit en faveur des défenseurs de nos libertés religieuses et politiques, j’ai trop fait l’éloge de nos patriotes pour qu’on puisse m’accuser de faiblesse ou d’indifférence. Je crois avoir montré dans la question [de Louis] Riel que je ne recule pas quand l’intérêt national exige que j’avance.
Mais, autant, je crois que notre population doit s’affirmer pour se faire respecter, lorsque sa religion et sa nationalité sont sérieusement menacées, autant elle doit, dans mon opinion, tenir à montrer sa tolérance et sa modération dans les circonstances ordinaires.
Nous nous élevons lorsque nous nous révoltons contre une injustice évidente, nous nous abaissons quand nous faisons aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fît.
Voyons, à qui va-t-on persuader que l’intérêt de la religion exige qu’on massacre de pauvres gens bien plus dignes de pitié que de haine ? Quelle est donc cette religion qui ordonne ou permet de verser le sang de ces pauvres exaltés ? […]
Québecquois, mes compatriotes, vous allez peut-être me dire que je ferais mieux de ne pas me mêler de vos affaires. Pardon, l’honneur de votre ville est un bien national, auquel nous avons tous droit de nous intéresser. Votre ville étant la ville nationale par excellence, on nous juge par vos actes et on nous jette à la figure ce que vous faites en ce moment. On s’en servira plus tard, si jamais on s’avise de traiter les processions catholiques comme vous traitez les processions de l’armée du salut. […]
Gardez votre ardeur pour des combats dignes de vos ancêtres qui ne se battaient pas contre des femmes.
La lettre de David apparaît dans le quotidien sorelois Le Sud, édition du 5 décembre 1887.
La photographie de David provient du site de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec à l’adresse suivante.
Le caractère gras dans le texte de David est de moi-même.
Au temps où tout ce qui n’était pas catholique était presque… « satanique », il fallait avoir du cran pour défendre ainsi les droits des protestants et leur accorder une place égale, équitable !
Votre utilisation du caractère gras est très à-propos…
Pour moi, chère Esther, le gras était nécessaire, car ce passage du texte de David sur la folie humaine est encore tellement actuel.