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«Hall d’hôtel pendant la guerre»

chateau vu de la basse ville

On n’a jamais tant parlé cette année de la Grande Guerre. Ça se comprend, le centième anniversaire nous y obligeant. Pour mémoire ! Voici une toute nouvelle pièce au dossier.

Marie-Louise Marmette, mariée à Donat Brodeur, a 47 ans au moment où elle écrit ce texte. Ses trois fils se sont engagés comme volontaires dans ce conflit mondial. Nous sommes le 22 septembre 1917. D’abord sur la terrasse Dufferin, puis bientôt à l’intérieur du Château Frontenac. Extraits.

Ici, sur la haute terrasse, les promeneurs marchent à pas hâtifs; il fait froid et Cupidon circule en vain de groupe en groupe ! Il semble qu’on lui fait grise mine, que le bandeau délectable tombe des yeux, comme lorsque l’âme laisse tomber son rêve et que la réalité surgit banale, indésirable, faite d’angles, d’ombres, de solitude.

Seuls, durant la promenade, je vois les vieux couples se resserrer, habitués à la mauvaise humeur des fins de saisons; ils en ont tant vu que leurs regards se sont habitués aux changements des décors à la chute des feuilles qui est moins triste que le tourbillonnement des illusions qui tombent dans le néant. Mais ils sont de même contents, les vieux, de se sentir encore là ! les uns près des autres, ils se rapprochent de plus près, afin d’unir ce qui reste de jours, de chaleur, de soirs mélancoliques comme celui-ci et qu’ils redoutent tant de ne plus revoir, une autre année. . .

Mais, décidément, ce soir frileux n’est pas propice aux jeunes; il semble que la brise brutale désunit leurs lèvres, amortit le désir des étreintes et bientôt ils désertent la terrasse pour la rotonde de l’hôtel, d’où s’échappe un bruit rythmé conviant à la flânerie, au chuchotement, à la danse, suivant les âges, les états d’âmes, le souci de l’heure.

Nous entrons : autour des petites tables les femmes élégantes ont déjà approché les fauteuils et rapproché les coudes et les genoux; c’est l’instant des potins, des complots passionnels et de ce demi-engourdissement de l’esprit et des sens que recherchent les mondains pour les heures mornes, ternes, où il semble que la sensation d’être vus à s’ennuyer soit une sorte de félicité.

Tout auprès, nous voyons les couples s’enlacer selon les convenances suffisantes d’un monde indulgent. Ils sont bien là une trentaine qui tourbillonnent en cadence et enlacent bras et jambes, en des mouvements plutôt disgracieux qui caractérisent ces contacts d’où l’union des corps et l’harmonie des esprits sont bannies. Pourquoi cette parodie banale de ce qui est le plus doux, le rapprochement de l’être ! car, ceux-là semblent des momies modernes qui exécutent gravement une saturnale sans ivresse.

Tiens! pourquoi ce couple distingué s’est-il égaré là ? Elle, presque diaphane en sa robe de tulle blanc, gracieuse et chaste en sa tenue; lui, impeccable en son habit noir, le véritable homme du monde: des jeunes mariés américains, dit-on.

Pourquoi viennent-ils ainsi tourner sans parler, au chant plaintif de cet orchestre sans passion, qui joue parce qu’on le paie, sans y mettre cette flamme ardente que la musique exhale et communique à la foule et l’unit dans la vibration des fluides qui constituent la béate joie du son.

Pourquoi sortent-ils de leur chambre, ce soir froid, sans magnétisme émotif ? […] Il semble portant que ces jeunes époux seraient mieux là-haut, par ce soir frileux, dans l’appartement luxueux et intime. […]

Parmi les danseurs, il est un autre couple qui retient l’attention. Le monsieur n’a qu’un bras, il est élégant quand même et se livre avec une satisfaction évidente au plaisir lent de cette danse morne. La jeune fille confiante, compatissante, doucement femme, est tellement proche que ce manchot oublie la boucherie de la guerre dont il a subi la terrible amputation… On peut donc danser encore après avoir vu ÇA! après y avoir laissé un membre ? On peut donc être futile encore après avoir touché à la barbarie, aux horreurs des nuits sanglantes, après avoir entendu siffler les obus et gémir les agonisants… on peut revenir en ces salons et reprendre contact aux banalités stupides des Halls à la mode?

Je ne le croirais pas si je ne voyais autour de moi de braves militaires revenus du front, qui flirtent ainsi que leurs camarades qui, eux, ne sont pas allés « somewhere in France… »

C’est donc ça la vie! les grandes catastrophes ne changent rien aux êtres et aux choses; on reprend si facilement où ou avait quitté, ni plus ni moins, et puis, on continue jusqu’à la fin — comme les autres — ni plus grands, ni autrement, pourquoi? Les plus rudes sacrifices sont donc vains et inutiles; à qui profilent-ils donc?

Tout de même, ces salons des grands hôtels pendant la guerre, sont lugubres ! ils donnent un spleen terrible, ils dépoétisent ce que la mondanité a de grâce, d’esprit, de volatile séduction.

On ne devrait, pas danser quand il y en a tant qui agonisent là-bas.

C’est inhumain, c’est féroce cette frivolité-là ! quand on songe à l’éclosion des obus, à la course des chevaux traînant les lourds chariots qui font craquer les os des mourants.

Petits souliers de satin, vous piétinez la dignité de la femme, vous écrasez la bonté, vous mutilez la beauté.

 

Marie-Louise Marmette (1870-1928) utilisait les pseudonymes de Louyse de Bienville et Domino noir. On trouvera ici sa biographie dans le Dictionnaire biographique du Canada par Line Gosselin.

J’extrais ce texte de l’ouvrage de Louyse de Bienville, Figures et Paysages, Montréal, Éditions Beauchemin, 1931, p. 188-192. Celui-ci propose une collection d’une trentaine de textes amassés par sa fille Marguerite après le décès de sa mère.

Tout en haut, le Château Frontenac vu de la basse-ville à la fin du 19e siècle. Cette image est extraite de deux petits albums, contenant quelque 80 photographies en sépia, que mon ami bouquiniste Michel Roy a mis à ma disposition. Des images prises par on ne sait qui, peut-être un touriste de passage à Québec. Et assurément avec un Kodak de George Eastman, l’inventeur du premier appareil photographique pour grand public à prix relativement modeste.

louyse de bienville

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