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Bien étrange personnage

quebechalldelhotelclarendonQui est donc cet homme qui s’arrête dans un hôtel de Montréal ? Feint-il cet étonnement ou est-il sérieux ? Voyez ce que La Patrie raconte à son sujet, le 3 novembre 1883.

L’autre jour, un habitant des paroisses les plus reculées de la province, qui en était à sa première visite à Montréal, entre dans un hôtel canadien-français bien connu du centre de la ville, au moment où une jeune fille se met au piano, et, comme frappé d’étonnement et d’admiration en entendant résonner les premiers sons de l’instrument, il se laisse choir dans un fauteuil près de la porte du salon, s’exclamant : «Ah ben ! je veux être encorné, par exemple !»

Le propriétaire de l’hôtel remarqua l’étonnement de l’habitant et, s’approchant, lui dit avec un geste caractéristique :

— Vous ne comprenez pas cet instrument-là, je suppose; en effet, ce sont de ces splendeurs que tous les hôtels ne possèdent pas, voyez-vous. Il faut venir ici pour voir ça.

— Ben, c’est le premier que je vois de mes yeux, répondit l’habitant, se mettant à son aise. J’en ai entendu un en route, mais ma femme m’a dit que c’était une banjo [sic].

On va vous montrer comment ça fonctionne, dit l’hôtelier, tout à fait intéressé par l’ignorance de son hôte.

La jeune fille fit courir ses doigts sur le clavier, pendant que l’habitant écoutait ébahi et bouche béante.

— C’est fait pour de la musique, hein, demanda-t-il ?

— Oh oui, c’est de la belle musique, répondit l’hôtelier.

— Vous faites bien de me le dire. Je pourrai donc soutenir à ma femme que j’en ai entendue. Mais sans votre explication, je vous assure que je l’aurais jamais cru.

La jeune fille rougit de voir que son talent n’était pas mieux apprécié et allait fermer le piano lorsque l’hôtelier lui demanda de jouer un de ses morceaux favoris.

L’habitant écouta avec la plus grande attention, mais à peine le morceau était-il fini qu’il se levait enthousiasmé.

— Ça manque jamais de glousser, comme ça, hein ? Tenez, si j’avais une de ces inventions-là chez nous, je pourrais tuer plus de dindes que tous les habitants de la paroisse; je n’aurais qu’à la mettre dans le bois, de me déchaîner dessus et les dindes viendraient de tous côtés.

Je pense ben qu’on trouve moyen de l’utiliser ici. C’est une bonne affaire quand on veut du vacarme, et, pour les enfants donc, ça doit servir quand ils font leurs dents. Rien qu’à les soulever un peu et ils peuvent mordre ces morceaux d’os là.

—Vous êtes assez impoli, dit la jeune fille, quittant brusquement le piano.

— Oh ! Pas d’offense, mamzelle. Je sais que vous avez fait de votre mieux.

— Évidemment, vous ne comprenez pas cet instrument-là, répéta l’hôtelier ravi (prenant une pose d’orateur, et avec le même geste caractéristique). Vous avez toujours vécu à la campagne, voyez-vous, loin sans doute, et ne connaissez pas ce luxe-là. Vous en verrez bien d’autres si vous visitez mon grand établissement, le plus beau et le plus spacieux que Montréal ait jamais possédé.

— Ah ! Ça se peut ben, ça se peut ben, mais votre invention m’irait ben mieux si vous pouviez emmancher une sorte de machine pour répandre le blé d’inde en même temps que vous tapez dessus par devant (montrant la jeune fille). C’te petite-là ferait peut-être l’affaire. Je suis sûr qu’elle peut faire marcher ça comme cinq cents. Mais j’aimerais ben à entendre de la musique forte. Vous auriez pas une corne à vache par ici.

— C’est trop fort pour vous tout ça, dit encore l’hôtelier. Il vous faudrait un an pour voir tout ce que nous avons de beau ici. Retirez-vous à présent, le salon va être occupé. […]

Les dernières paroles se perdirent dans la rue. Le rusé rustaud avait passé la porte avec la rapidité de l’éclair.

 

L’illustration nous montre le comptoir d’enregistrement de l’hôtel Clarendon à Québec, au coin des rues Sainte-Anne et des Jardins.

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