Dans la série «D’autres habitants de la terre» (6)
Ou comment présente-t-on d’autres pays du monde dans la presse québécoise d’il y a plus de 100 ans. Aujourd’hui : l’Inde. L’article provient de l’hebdomadaire montréalais Le Monde illustré du 27 novembre 1897.
Marie-Louise Bergeron revient de l’Inde. Elle nous raconte son voyage.
Bombay est le portique de cette terre privilégiée. Nous arrivons à l’heure du crépuscule, à cette heure où tout ce qui nous entoure prend une forme indécise, où l’âme se sent plus disposée à admirer les beautés de la nature. Sa rade est illuminée par les feux du soleil couchant.
Notre palais flottant passe de jolies embarcations déployant leur luxe oriental. Une voile semblable à une aile d’ange se mire dans l’eau azurée du Gange, fleuve sacré, dont les eaux ont la propriété de rendre la pureté aussi bien à l’âme qu’au corps. Sur la plage, c’est l’heure de la prière. Le feu sacré est allumé, et les Indiens, dans leurs costumes aux mille couleurs, se prosternent pour adorer cet élément de la nature. […]
Les rues de Bombay présentent un aspect particulier aux yeux du touriste. Ici, ce sont des enfants offrant des fleurs et des fruits; là des fillettes portant gracieusement sur leurs têtes des corbeilles remplies de pain, plus loin, des garçonnets jouant de la flûte, et donnant une sérénade pour la somme modique de deux sous.
Dans la plupart des villes de l’Inde, les éléphants remplacent les chevaux, ils se promènent majestueusement dans les rues, obéissant au moindre commandement du cornac. Des familles entières goûtent sur son dos colossal les douceurs d’une promenade qui n’est pas sans émotion, car la peau de cet animal roule et vous donne l’illusion du roulis d’un vaisseau.
Par ce moyen de transport, rendons-nous à Jeypore appelée la charmeuse. Pourquoi ? Parce que les habitants de l’endroit ont le don de charmer les serpents. L’Indien se cache dans les branches des arbres et commence à siffler un air triste et lent. Le reptile lève la tête, écoute; un dard adroitement lancé lui perce le crâne, il tombe foudroyé aux pieds du vainqueur qui l’apporte en triomphe à sa demeure. […]
Continuons notre route, et arrivons à la ville sacrée de Delhi. Une scène incomparable par sa beauté et sa grandeur charme le regard. Assise sur le flanc du Mont Mohammedan, elle est fortifiée sur son parcours de deux milles par un mur en albâtre, haut de soixante pieds. Les dômes des édifices étincellent aux rayons du soleil, ses maisonnettes cachées sous la verdure invitent au repos. Les rues sont bordées de fleurs comme les allées d’un parterre, ses statues, ses monuments, ses fontaines sont des chefs-d’œuvre.
Jetons un coup d’œil sur ce qui nous entoure. À nos pieds, le Gange qui semble familier à toutes ces merveilles, au-dessus de nos têtes, un nid suspendu, le palais unique du Taj qui nous apparaît dans toute sa beauté.
Sur le pavé en mosaïque au dessin bizarre sont jetées des peaux de léopards pour amortir le bruit des pas. À divers endroits des divans incrustés d’ivoire et de perles; des colonnes d’onyx supportent la voûte. Le diamant, les rubis, les turquoises ornent les murs, et forment des guirlandes, des arabesques.
Montons l’escalier d’albâtre qui conduit à une tombe taillée dans le plus beau marbre de Carrare, et qui renferme la dépouille mortelle de la femme bien aimée de Jehan, le royal prisonnier, retenu dans cette enceinte pour avoir juré fidélité éternelle à Nana, la compagne de sa vie, la mère de ses enfants. Le dôme de la coupole est le ciel, les étoiles sont les seuls joyaux qui brillent sur ce monument grand dans sa simplicité. La lune, le flambeau qui éclaire la couche funéraire.
Accoudés à la balustrade du balcon en fer forgé, nous regardons le Gange, qui ressemble à un ruban argenté. Pas un bruit ne parvient de la ville endormie. Dans le bleu du firmament, se détache, semblable à un nuage flottant, la cime de l’Himalaya aux neiges éternelles. Heure inoubliable ! Vision céleste ! Nous sommes là regardant toujours, et continuant dans notre imagination les splendeurs entrevues; un seul mot rend ce que nous ressentons : Dieu !
* * *
Le lendemain de la parution de ce billet, mon ami Claude m’écrit : «Ce récit d’un voyage en Inde est imbattable. Cette Marie-Louise Bergeron était sans doute une femme d’exception.» Aussi, poursuivit-il la recherche à son sujet. Il débusqua sa photographie que vous trouvez ci-bas.
On peut lire accolé à cette image que la dame, fille de Pierre-René-Joseph-Hippolyte de la Bruère, surintendant de l’Instruction publique, est née au Québec, probablement à Saint-Hyacinthe, le 2 mars 1863. Elle étudia chez les Ursulines de Québec et épousa, en 1887, Joseph-Théodore Bergeron, représentant une des meilleures maisons de commerce de Boston. En 1900, résidant à Roxbury, Massachusetts, elle fut admise après un examen «complet» sur la littérature anglaise et française, au Book Review Club de Boston, «composé de l’élite de la société américaine qui s’occupe de littérature».
Mon ami Claude a déniché sur internet le texte d’une rencontre de Marie-Louise Bergeron avec l’écrivaine Laure Conan (1845-1924) publié dans la revue La Bonne Parole en 1926 [http://collections.banq.qc.ca:81/jrn03/bonneparole/src/1931/02/158574_3_0469.txt] Le voici donc :
«Mademoiselle Félicité Angers, connue sous le pseudonyme de Laure Conan dans le monde littéraire, et parmi ceux qui ont lu avec intérêt ses romans Angéline de Montbrun, À l’œuvre et à l’épreuve, L’Oublié, plusieurs pages de haute littérature, et au mois d’octobre 1912, une étude très intéressante qui paraissait dans La Revue canadienne sur Louis Hébert, premier colon de la Nouvelle-France, dont elle est « apparentée » comme le dit une note de la rédaction de cette revue. Avant sa mort, j’étais en villégiature à la Pointe-au-Pic, endroit pittoresque qui a pour voisin le joli et coquet village de La Malbaie où habitait Laure Conan. Je l’avais connue quand j’étais fillette, et elle avait toute mon admiration enthousiaste. Je ne voulais pas partir sans aller la voir.
«La Malbaie se cache aux regards et elle ne se laisse admirer que de près. Je pars et me voilà dans le chemin qui y conduit. La journée était belle, l’air embaumait, les jardins, devant chaque demeure, étalaient leurs jolies fleurs, et les enfants jouaient, pieds nus, dans les allées ratissées avec soin, quelques-uns venaient au chemin nous saluer de leurs gentils bonjours, les boucles brunes se mêlaient aux boucles blondes et vraiment, il faisait bon se sentir « à la campagne et loin, bien loin de la ville ». En avançant vers le village, le clocher m’apparut dans un fouillis de verdure. « Le nid d’angélus » comme l’a si bien dit un écrivain français, puis quelques maisonnettes disséminées çà et là, un pont rustique et me voilà tout près de la maison de Laure Conan, maison qui a abrité sous son toit plusieurs générations; elle est bâtie sur un coteau où une vue superbe se déroule à mes regards. Les Laurentides faisaient cadre à ce tableau enchanteur. Le beau fleuve baignait la rive de ses eaux bleues, la brise du large m’arrivait douce et rafraîchissante, les vallons gracieux aux verts de différentes nuances, jetaient leurs notes gaies au milieu de ce décor. Les agneaux paissaient sur le versant d’une colline et Rosa Bonheur n’aurait eu rien à souhaiter de plus grand pour peindre ses tableaux restés célèbres. Le bon Dieu est prodigue de ses dons « chez nous » comme Il a la place d’honneur dans chaque endroit habité. Il aime et se plaît à l’embellir.
«Me voilà donc rendue au but de ma visite, et en frappant à la porte, mon cœur battait un peu plus fort que d’habitude tant j’étais anxieuse d’être reçue. — Mademoiselle Angers reçoit-elle? demandai-je à la gentille petite bonne canadienne. — Oui, Madame, entrez, s’il vous plaît. Me voilà dans un salon de jadis aux meubles antiques; sur les tables, des livres. Je m’y attendais. Laure Conan arrive, et après les salutations d’usage, nous renouvelons connaissance, et nous causons de ceux que nous avions connus, de la jolie ville de Saint-Hyacinthe, où elle venait souvent. Elle était timide, le vrai talent est toujours modeste, elle m’a charmée. J’aurais voulu rester longtemps près d’elle. Il y a des âmes qui se rencontrent peu souvent dans la vie, mais ça compte. Je ne voulais pas être indiscrète en prolongeant ma visite. Au départ, elle m’offrit des fleurs de son jardin (un de ces rares et beaux jardins de jadis), et je cueillis quelques jolies pensées au corsage de velours, pensant aux autres sur les rayons de ma bibliothèque, reliées, cueillies dans le jardin de sa pensée, elles ne fanent jamais celles là : elles sont fraîches en toute saison. Je revins par le même sentier, pensant au beau talent de Mademoiselle Angers, femme si douée. La belle vie intellectuelle que la sienne. Parmi les livres, parmi les fleurs de son parterre qu’elle cultivait elle-même au milieu de cette nature idéale qui porte aux idées nobles et élevées, elle vivait retirée, loin du monde, partageant son temps entre la prière, le travail et l’étude. Louis Hébert a creusé le premier sillon sur la terre canadienne, Laure Conan, descendante du premier colon, a tracé de sa plume bien trempée, le premier sillon littéraire ouvert aux femmes canadiennes qui veulent se livrer à la littérature. À nous de travailler, de l’imiter, à faire connaître notre beau pays du Canada, nos héros, nos héroïnes (car nous en avons). Laure Conan applaudissait toujours et encourageait les talents de ses sœurs canadiennes. J’ai emporté de cette courte visite un de mes meilleurs souvenirs de ma vie, celui d’avoir vu de près Laure Conan.
Marie-Louise BERGERON
Mai 1926
Marie-Louise Bergeron décédera en 1941.
Merci, cher Claude.
Le drapeau de l’Inde apparaît sur la page Wikipédia consacrée à ce pays. La photographie de Marie-Louise Bergeron est parue dans Le Monde illustré du 14 juillet 1900. On la retrouve sur le site de Bibliothèque et Archives nationales du Québec au descripteur «Bergeron, Marie-Louise».
Très beau texte. Malheureusement, la dame semble avoir visité un pays imaginaire. En effet, le Gange ne passe ni a Bombay (Mumbaï), ni a Delhi, ni près du Taj Mahal qui lui, n’est pas non plus à Delhi…Bien étrange tout ça.
Ô là là ! Voilà que vous ne mettez les yeux dans les trous, chère Vous. Merci beaucoup. Et il est important de le dire, car voilà la version qu’on pouvait servir aux lecteurs et lectrices en ces temps.