On l’appelait Martha
Le 1er septembre dernier, voilà 100 ans que la dernière tourte mourait au zoo de Cincinnati. J’allais l’oublier. Mon fils m’avait mis sur la piste de la nouvelle à ce moment. À la radio de Radio-Canada, André Martineau en avait fait l’objet d’une de ses chroniques dans le cadre de son émission «À Rebours». Merci, chers messieurs.
Dans mon ouvrage Les Quatre Saisons dans la vallée du Saint-Laurent, j’ai beaucoup parlé de la tourte. En voici des extraits.
Chaque année, en mai et juin, dans la vallée du Saint-Laurent, comme ailleurs en Amérique, on se prépare à la chasse aux tourtes, ces gros pigeons migrateurs, au plumage cendré, à la queue longue et pointue, vivant en colonies. «S’il est un gibier qui connut la faveur de nos ancêtres, jeunes et vieux, pauvres et riches, écrit l’ethnologue Paul-Louis Martin, ce fut bien la tourte. On peut qualifier de mobilisation générale, de branle-bas, les préparatifs qui accompagnaient l’arrivée saisonnière des pigeons.» Petit à petit, on les voit apparaître, par bandes, en quête de nourriture. Il s’en trouve dès le mois de mai, mais ils ne sont jamais si nombreux qu’en juillet.
Familière des forêts de feuillus, la bête se nourrit surtout de glands, de faînes et de noisettes. Elle ne dédaigne par les baies, les petits fruits et même quelques insectes. Parfois elle s’aventure dans les champs de céréales, mais elle joue alors de malchance. L’homme prétend ainsi avoir toutes les raisons du monde de l’abattre misérablement. On l’attrape aux rets, on la tire à la volée, on l’assomme à coups de bâton, tant elle s’effarouche difficilement, toute occupée qu’elle est à manger.
En 1800, voilà déjà longtemps qu’on chasse la tourte en Amérique. L’Amérindien a vraisemblablement appris à l’Européen à tendre des filets à cette fin. Samuel de Champlain, le futur fondateur de Québec, de passage dans les îles du Maine en 1605, rencontra «un nombre infini de pigeons dont il prit une grande quantité». Par la suite, les mentions de grandes chasses se succéderont; les oiseaux seront toujours dits très nombreux. L’animal est prolifique. La femelle ne pond généralement qu’un œuf par couvée, mais la couvaison reprend trois ou quatre fois par été, à des endroits différents. Au 19e siècle, on note des «étés de tourtes», comme celui de 1822, alors qu’il s’en voit un plus grand nombre qu’habituellement. Cette année-là, le journal Le Canadien écrit: «Nous avons vu plus de tourtes cette année que nous n’en avions vu depuis sept ans. Elles se vendent au marché [de Montréal] depuis vingt sous jusqu’à un chelin la douzaine.» En 1831, R. A. Cockburn affirme que la population de la région de Québec mène une lutte acharnée contre les tourtes au moyen de fusils et de filets. Les techniques de chasse, en particulier sur la Côte-de-Beaupré, sont fort perfectionnées. Et, comme à Montréal, on vend l’oiseau au marché à des prix dérisoires.
Les habitants raffolent de la tourte. C’est là un mets qui, en plein cœur de l’été, vient faire diversion et tempérer l’âcreté du lard salé. L’oiseau se vend si peu cher qu’on le retrouve sur toutes les tables. En 1835, l’engagé du seigneur Pierre-Elzéar Taschereau, de Sainte-Marie de Beauce, à la nourriture pourtant frugale, s’achète six tourtes au prix de six deniers. On met les oiseaux adultes en pâté ou au pot. On en fait aussi une soupe ou une excellente fricassée à la crème et à l’ail. Le voyageur E. A. Talbot écrit que «les Canadiens et mettent en barils les poitrines de ces animaux, et réservent les autres parties pour les manger immédiatement». Les pigeonneaux, à la chair plus tendre, se mangent rôtis à la broche. Certains ruraux cherchent même à prolonger ce plaisir jusqu’aux neiges. Ils capturent l’oiseau vivant, le gardent et le nourrissent, après lui avoir rogné les ailes, et le tuent lorsqu’il est devenu gras. Les habitants des environs de Québec peuvent ainsi approvisionner le marché local longtemps après le départ des migrateurs.
Mais à tant tuer de tourtes, année après année, dans toute l’Amérique, croyant cette population inépuisable, on en vint à réduire de plus en plus le troupeau. Déjà, en 1861, le naturaliste James LeMoine note que le «pigeon de passage» est maintenant moins abondant dans la vallée du Saint-Laurent qu’autrefois. Dix ans plus tard, il écrit que la tourte, jadis nombreuse, est presque disparue. Et, en 1875, on sera témoin des dernières grandes volées de tourtes au Québec, depuis Saint-Nicolas jusqu’à Trois-Pistoles, sur la rive sud du Saint-Laurent. Finalement, le dernier oiseau de l’espèce, prénommé Martha, mourut le 1er septembre 1914 au jardin zoologique de Cincinnati, aux États-Unis.
Dans l’illustration, les trois oiseaux du haut sont des tourtes : le petit, le mâle et la femelle. Les trois oiseaux du bas sont des Tourterelles tristes : la femelle, le petit et le mâle. L’image provient de l’ouvrage Birds of America, T. Gilbert Pearson et John Burroughs, dir., New York, The University Society Inc., 1923, vol. 2, planche 42, dans la collection Nature Lovers Library.
Quelle triste fin. Les gens ne connaissent presque rien de cette histoire, et je présume que la viande de tourte devait ressembler beaucoup à celle du pigeon.
Vous avez tant raison, chère Madame Desmarais ! Et, probablement, en effet, que la viande de tourte était bien agréable au goût.