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«D’où viennent-ils et où vont-ils ?»

jeune bohemien serbe charles landelle

Pour la première fois dans la presse, une entrevue avec des Bohémiens près du canal Lachine, aux portes de Montréal. Compte rendu dans La Patrie du 3 juillet 1908.

Un reporter de La Patrie s’est rendu ce matin au campement des Bohémiens établis sur les berges du canal Lachine, à l’endroit appelé Montréal-Ouest, et il a réussi à faire causer nos visiteurs nouveau-genre.

Assis par terre, le long des tentes, ou sur des troncs d’arbres autour d’un feu de branches au-dessus duquel bouille une bassine remplie d’eau, les deux hommes qui sont de «garde», un vieux encore très solide et un jeune homme d’environ 25 ans, dont toute la forte nature éclate dans les gestes, l’attitude et le regard, s’avancent vers les visiteurs en leur tendant la main et se «livrent» immédiatement. Ils annoncent tout de suite que le chef est absent.

Par phrases courtes, hachées, en un français assez correct, malgré la pauvreté du répertoire, le jeune — nous dirons tout à l’heure pourquoi — se montre hospitalier, bienveillant et fait ce qu’il peut.

— Nous sommes huit familles, dit-il, une par voiture. Vous n’en voyez ici que six, mais un accident de voiture en a retardé deux autres. Ils seront ici bientôt.

— D’où venez-vous, de quel pays ?

— Du Mexique.

— Où irez-vous en partant d’ici ?

— Nous ne savons pas; partout. Il y a une ville qu’on appelle Toronto, loin d’ici, nous nous dirigerons de ce côté dans deux ou trois semaines.

À ce moment, un des trois enfants, d’un an ou deux, qui dévalent en se tenant par la main, vers le talus du chemin de fer, s’abat et pousse des cris de détresse.

Prompt comme la flèche, l’homme accourt et tonne dans un langage inconnu, le langage «nègre» sans doute.

— Combien avez-vous d’enfants, tout jeunes comme ceux-ci ?

L’homme compte, consulte une vieille couverte d’oripeaux, accroupi près du feu, une longue pipe à la bouche.

— Treize, dit-il, mais il y en a d’autres, des filles, des grandes.

En effet, nous en apercevons trois qui reviennent du village voisin par la voie ferrée.

Dix-sept ou dix-huit ans, solides, d’une beauté incontestable et point «sauvagesses», elles s’approchent tout près, regardent en souriant, ce que l’étranger écrit, puis apercevant l’artiste de la Patrie en train de les «croquer» :

— C’est pour notre portrait, cela ?

— Oui, votre portrait à toutes.

Elles sourient en se regardant, l’une appuyée sur l’autre.

— Et tout le monde verra votre portrait; consentez-vous ?

— Nous voulons bien.

Mais alors une des femmes (45 ans environ) encore jolie — ses vingt ans ont dû enflammer bien des cœurs — ôte sa pipe de sa bouche, jette le tison dont elle venait de se servir, et s’avance, menaçante, avec un geste de colère et d’autorité.

— Pour les journaux, alors Non, je ne veux pas; nous ne voulons pas; le chef ne voudra pas. Tout le monde voit les journaux, et tout le monde nous reconnaîtra.

Le reporter n’insiste pas, mais il attire l’attention de tout le groupe par des questions variées.

Et l’artiste fait la besogne, pendant ce temps-là, et le reporter apprend que ces gens vivent du commerce de chevaux et de la générosité des filles et des garçons qui se font dire la bonne aventure «dans la main».

— Mais comment l’as-tu laissé ? interrompt un jeune homme d’environ vingt ans, en marchant vers une jeune femme, qui a seize ans au plus, qui sort d’une tente, la plus grande et la plus belle, et la plus confortable des trois qui sont disposées en trépied.

— Bien, répond la femme, et elle s’accroupit en donnant le sein à un bébé d’un an, celui qui avait «chuté» tout à l’heure. La malade est là, elle est bien, son enfant aussi, une fille qu’elle a eue hier.

Ne voyant plus d’appareil photographique, le sans-gêne règne au camp. Tout le monde est assis par terre, en cercle, autour du feu de branches; les filles caressent du doigt leurs pendants d’oreilles énormes, à deux branches, leurs colliers de diverses couleurs, des rivières pendant que les bracelets doubles, dont leurs deux bras sont chargés, jettent des reflets fauves qui se marient aux tons bigarrés et voyants de leurs costumes de soie bariolée.

Sur une signe de l’artiste, le reporter se lève, caresse de la main un bébé d’un an ou deux — on leur donnerait le même âge à presque tous — et salue, en remerciant le groupe des femmes et des hommes.

Alors, oh ! alors la femme de 45 ans se lève à sont tour et demande : «Bien vous n’avez pas d’argent pour nous ?»

C’était là le secret de leur amabilité et de leur hospitalité, un peu aussi de leur beauté, car les figures avenantes ne sont déjà plus les mêmes, les yeux brillent encore, mais pas du même feu.

 

Contribution à une histoire québécoise des gens de la route.

L’image du jeune Bohémien serbe, de Charles Landelle (1821-1908), propriété du Musée des beaux-arts de Nantes, provient de ce site.

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