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«La couleur noire»

Tout se trouve dans la presse québécoise plus que centenaire. Dans La Tribune (Saint-Hyacinthe) du 4 mai 1894, le Belge d’origine Gustave Vekeman, qui s’était donné le pseudonyme de Jean des Érables, y va, blagueur, d’une réflexion sur le noir.

Avez-vous jamais songé, cher lecteur et vous surtout, aimable lectrice, au rôle que joue le noir dans l’existence humaine ?

J’ai assisté, il y a quelques jours, à une conférence et j’ai applaudi un savant en habit noir, qui, aidé par des chanteurs et des musiciens, tous également en habit noir, m’a fait passer une très agréable soirée, à laquelle je m’étais rendu en habit noir.

Je remis mon habit noir le lendemain, pour servir de parrain au nouveau-né d’un de mes amis, qui fut baptisé — pas l’ami, le nouveau-né — par M. le curé de la paroisse. Ce dernier portait une soutane noire. Après la cérémonie religieuse, copieux dîner, auquel assistèrent plusieurs parents et amis, en habit noir.

On nous versa du vin précieusement conservé depuis longtemps dans des bouteilles noires, au fond d’une cave où il fait noir comme dans un four. Je communiquai à l’heureux père toutes mes idées noires, et celui-ci me rappela que j’oubliais de parler au médecin en habit noir qui avait apporté le bébé. «Quand mon fils fera sa première communion, ajouta-t-il, nous lui achèterons un gentil costume noir.» […]

Un homme se marie… habit noir. Il va au bal… habit noir ! Pour la joie, habit noir ! pour le deuil, habit noir ! … Allez à un concert : un monsieur en habit noir vous dira, bien ou mal, ou vous chantera, mal ou bien, des choses gaies ou tristes.

Dînez chez un restaurateur de renom : ce sera un monsieur en habit noir qui vous apportera les plats.

Une file de voitures passent sous ma fenêtre; j’y vois beaucoup de gens en habit noir. C’est une noce…

La victime… pardon, la mariée seule est en blanc. Elle porte une robe blanche, une couronne blanche, un voile blanc. Le solennel monsieur qui l’escorte est vêtu de noir, comme pour lui rappeler que tout n’est pas rose dans la vie.

Un autre cortège s’avance…

En tête marche une grande voiture toute noire, traînée par des chevaux noirs, couverts de draperies noires. Derrière viennent des messieurs et des dames, à pied ou en voiture, et presque tous vêtus de noir.

Du noir, toujours du noir. Au baptême, au mariage et à la mort, à ces trois grandes étapes de la vie, le noir est de rigueur, comme à la plupart des… haltes intermédiaires. […]

Les romanciers et les poètes comptent beaucoup sur le noir, lorsqu’ils veulent produire un grand effet.

Qui dira combien de maux ont affligé la pauvre humanité, parce qu’il a plu à certains malfaiteurs lettrés de s’armer d’un petit instrument pointu, arraché à l’aile d’une oie ou découpé dans une mince plaque d’acier, de tremper le dit instrument dans du poison noir et de tracer quelques signes noirs sur du papier blanc !…

«Un sombre drame va se dérouler… Le ciel est tout noir.» Le romancier conduit ses lecteurs dans un château noir; des hommes à masque noir, portant un grand chapeau noir, couverts d’un manteau noir, entrent dans une grande salle où il fait très noir…… Soudain apparaît une dame dont un voile noir cache les traits… L’heure du châtiment suit l’heure du crime. Pendant une nuit noire, le bourreau dresse l’échafaud; il met un drap noir sur le billot…

Et des idées noires viennent assiéger le pauvre cerveau de ceux qui lisent ces noirs récits.

L’auteur de la chanson de Malborough était, dit-on, une servante désireuse d’endormir tout doucement les enfants confiés à ses soins. Paroles et musique sont, en effet, très propres à cela. Mais, dès qu’elle met la main à la plume, la bonne poète suit la route tracée par ses devanciers : la dame voit venir son page… de noir tout habillé.

Les sorcières habitent une caverne toute noire et elles ont pour compagnons et complices un corbeau et un chat noirs. Elles-mêmes sont loin d’être blanches.

Dans les évocations, on se place dans un cercle noir et on tient une poule noire sous le bras. […]

Mais, assez de noir ! Je termine, en priant les aimables lectrices, toujours si bonnes, et les complaisants lecteurs, de ne pas m’en vouloir si je les ai ennuyés quelque peu… J’ai écrit tout cela avec de l’encre noire.

Jean des Érables.

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