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L’habitant canadien

Le journaliste et linguiste Sylva Clapin (1853-1928) publie en 1885 l’ouvrage France transatlantique chez Plon. Le quotidien montréalais La Patrie reproduit son texte sur l’habitant canadien dans son édition du 20 février 1885.

C’est sans contredit durant la saison d’hiver qu’il faut voir l’habitant canadien. La nature qui, au Canada, s’est montrée capricieuse au point de lui donner des étés du Sénégal et des hivers de Spitzberg, a eu du moins le bon goût de rendre la période des froids on ne peut plus saine et agréable.

Je l’ai dit déjà, rien ne saurait se comparer nulle part avec la splendeur du ciel de ce pays, en décembre, janvier et février. La neige tombe par intervalles deux jours durant, puis des vents violents balaient les nuages, et alors ce ciel est d’un bleu profond, réjouissant, absolument exhilarant même. Les nuits, criblées d’étoiles, sont tout un poème d’allégresse; la lune et la réverbération de la neige aidant, on y voit souvent comme en plein jour. À vingt degrés au-dessous de zéro, l’hiver canadien est plus supportable que la température normale de Paris aux approches du jour de l’an.

À vrai dire, on ne souffre pas du froid au Canada, tellement on y possède à merveille l’art et les facilités de s’encapuchonner, tellement dans chaque maison les gros poêles y ronronnent sans cesse, entretiennent une chaleur inouïe, et parfois même absolument suffocante. Des forêts entières y passeront plutôt, mais on aura du moins nargué la morsure du vieux Borée. À voir ces incendies, les marchands de bois en France, qui nous pèsent leur combustible au kilo, en feraient sûrement une maladie.

Le «Tout à la joie» de la polka populaire de Fahrbach [http://www.youtube.com/watch?v=e5Cqn0zYV1o] semble alors être devenu le mot d’ordre de l’habitant. Ses prés et ses champs sommeillant sous une  épaisse couche de neige ne sauraient plus l’inquiéter. À peine par-ci par-là quelques menus travaux d’urgence, d’ailleurs bien vite expédiés, réclament son attention. Tout le reste est au plaisir, à la table, aux amis. Dans les villages, dans les rangs, on se réunit par bandes nombreuses, puis les traîneaux glissent comme le vent, emportés par de petits chevaux tout feu, dont les naseaux fument d’impatience et qu’excite encore le tintinnabulum des clochettes de leurs attelages. L’air scintille, comme traversé de milliers d’aiguilles brillantes, et le soleil fait jaillir sur la neige de soudaines et longues flambées d’étincelles.

On va ainsi des kilomètres durant d’une maison amie à une autre, à travers la campagne toute blanche, sur la surface gelée des rivières, le long des forêts de sapins qui se dressent, roidies et fantastiques, dans leur orfèvrerie de givre. Parfois, dans la furie de la course, des chansons éclatent datant de l’arrivée des Français au Canada, et dont les motifs sont repris en chœur avec un entrain inexprimable par toute la bande.

À l’intérieur des maisons où les femmes et les jeunes filles se tiennent prêtes à recevoir les visiteurs, les tables croulent sous les victuailles qui a tout instant ne cesse de sortir des fourneaux. On a pour cela dévalisé le poulailler, mis la basse-cour à une forte contribution, et complètement ravagé la porcherie. Ce ne sont que des pyramides de saucisses et de boudins, entassements de tourtières et de jambons, chapelets ininterrompus de volailles et de dindons, montagnes de beignes et de croquignoles. Gargantua et Gamache réunis en reculeraient certes de stupéfaction. Chaque nouvel arrivé n’y voit là cependant rien que de très naturel, et qui ne réponde aux exigences des appétits, surexcités outre mesure par la course et l’air vif du dehors. Une fois les estomacs bien repus, les pipes s’allument, le wiskey circule — un petit wiskey traître et échauffant les têtes en diable — et les chansons reprennent de plus belle. Une heure, deux heures s’écoulent ainsi en festivités, puis on se lève de table pour aller recommencer ailleurs. […]

Il est très rare que ces sortes d’inventions nocturnes ne soient pas partout bien accueillies, l’habitant canadien, on ne saurait trop le répéter, étant renommé pour sa charité, et pour l’hospitalité même biblique qu’il se sent porté à accorder à tout venant.

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