Le ras-le-bol des sollicitations (1/2)
En avez-vous plein le chapeau de ces mille et une sollicitations ? Qui jamais ne s’annoncent, bien sûr. Pour une cause de ci, une cause de ça. Chocolat, calendrier, crayons. Ça n’en finit plus. Publicités diverses sur le pas de votre porte. Alphonse Lusignan vous comprend.
Ce cher Alphonse s’apprêtait à faire la sieste. «Au fait, on gèle dehors, le vent siffle sa lugubre musique automnale dans ma cheminée, et quelles folles sarabandes son haleine fait danser sous mes fenêtres aux feuilles mortes, laides cette année, qui jonchent la rue. […] Et puis mon sofa, un monument long de sept pieds et plus, qui me vient d’un aïeul de l’âge quaternaire, m’offre ses vastes flancs, une chaleur égale règne dans mon cabinet, les femmes cousent chez elles : quelle méridienne je vais faire !»
Je m’étais proposé un somme dont je jouissais à l’avance. Hélas ! j’avais à peine exhalé vers le plafond mes premiers pioncements que le timbre de ma porte résonna. J’allai voir, — et je vis un garçon qui s’en allait tranquillement sur le trottoir après avoir semé des petites affiches sur le pas de la porte. Je le rappelai :
— C’est ton métier, lui dis-je, de distribuer ces chiffons-là ?
— Oui, monsieur, je porte les affiches, les annonces, les circulaires, les cartes, les programmes; je m’appelle Antoine Rivet, et si jamais vous avez besoin…
— Est-ce ton métier aussi de carillonner aux portes, de faire courir les servantes, de réveiller les gens qui ne viennent que de s’assoupir ? Ne sais-tu pas que je pourrais te remettre à la police pour avoir jeté ces paperasses sur ma vérandah, sali la rue, et pris des libertés avec mon timbre, tout cela pour rien ? Pour rien, entends-tu ? Qu’ai-je besoin de ces petits carrés de papier ? Te les avais-je demandés ? Que vais-je en faire ? Faut-il attendre que le vent les emporte ? Ou bien la servante va-t-elle venir perdre son temps ici ? Elle a assez d’ouvrage déjà sans avoir à nettoyer tes saloperies. J’ai bonne envie de te faire ramasser ça.
Mais, vont dire mes lecteurs, quelle espèce d’ours mal léché est donc devenu notre chroniqueur, qu’il maugrée sans cesse, en a à tout le monde, régente celui-ci, traite celui-là de malfaiteur ! Il broie du noir, c’est sûr. Il voudrait tout réformer par la loi et le châtiment. Parions qu’il va pétitionner pour qu’il soit défendu de sonner aux portes.
On vient de m’entendre bougonner, mais je bougonnais moitié riant, à ce point que le petit garçon sourit et me tourna le dos sans attendre la fin de mon apostrophe. Non, mes amis, je suis toujours le plus doux des hommes; mais vous accorderez bien, j’espère, à quelqu’un qu’on arrache inutilement à un premier et délicieux assoupissement, cinq minutes pour maudire la coutume qui autorise cette cruauté.
Une foule de petites impositions et tyrannies sociales n’existent que parce que nous les tolérons, nous y asservissant sans murmurer, sans autrement nous plaindre que par ces mots : C’est encore une circulaire ! c’est un autre mendiant ! c’est une marchande de quatre saisons ! fort bien, porteurs d’imprimés, mendiants et marchandes, revenez si vous voulez ! mais allez frapper à la porte de service et dépêtrez-vous avec la servante; je ne veux plus vous voir aux portes principales.
Voyons. Il se trouve dans votre ville une dizaine de pauvres marchands de nouveautés, possesseurs chacun d’un stock de rossignols, de soldes et d’occasions qui ne vaut pas mille piastres; ils croient la saison favorable pour écouler leurs chinoiseries au moyen de quelques coups de tamtam. Ils font imprimer quelques milliers de petites affiches vantant leur stock considérable de vingt mille piastres, et voilà quelques milliers de maisons paisibles condamnées au supplice du timbre, de la sonnette ou du heurtoir. Ce sera un carnaval de toute une semaine, chacun des dix se croyant tenu, en bonne tactique commerciale, de faire autant que son semblable. Eh bien ! dites-moi de quel droit ces camelots me contraignent à ouvrir ma porte pour, en définitive, contempler le derrière souvent déguenillé d’un gamin qui s’en va en sifflant ?
Source : La Patrie (Montréal), 31 octobre 1891.
Demain : la suite de ce texte d’Alphonse Lusignan.
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