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Ma librairie ferme

À mon arrivée à Québec en 1964 pour mes études universitaires, ma première librairie en fut une, petite, rue Myrand à Sainte-Foy, tenue par une dame de belle culture et de grand respect, Claire Bonenfant. J’aimais la présence de cette femme chaleureuse et bellement engagée sur le plan social. Grâce à la loi de Pierre Trudeau, elle sera même emprisonnée en octobre ’70.

Puis, il y a bien 40 ans, la Librairie générale française de la côte de la Fabrique, dans le Vieux-Québec, est devenue mon lieu pour la commande et l’achat de mes livres. J’aimais beaucoup la présence de Jean Dumont, homme de la Côte-du-Sud, exigeant, et de belle culture, tout comme madame Bonenfant.

Or, malheur de malheur, il y a quelques semaines, j’apprends qu’elle ferme. C’est une grande perte. Je cherchais le moyen de le signaler sur mon site. Ce matin même, dans le quotidien Le Devoir, un ancien libraire de la Librairie générale française, Simon-Pierre Beaudet, trouve tout à fait beaucoup des mots avec lesquels je jonglais depuis plusieurs jours.

Les voici. Simon-Pierre les intitule «Pour saluer Jean Dumont».

 

La Librairie générale française (LGF), sise dans le Vieux-Québec, ferme ses portes. Je ne veux pas ici ajouter un mot à l’épitaphe des librairies indépendantes ou gloser une minute de plus sur la supposée mort du livre. Je veux profiter de l’occasion pour saluer Jean Dumont, l’homme qui a le mieux incarné cette institution, celui qui fut en arrière du comptoir pendant près de quarante ans. Bien qu’il n’en fut pas le propriétaire, la LGF, c’était sa librairie. Il en a été le visage public, son point d’ancrage, et pour plusieurs clients, le seul libraire de la place.

Jean Dumont a honoré sa profession comme personne. Il vendait des livres par vocation et des best-sellers par obligation. « Sous le libraire se cache parfois un marchand », disait-il, une sentence que j’aimais bien retourner. Lorsqu’il a commencé sa carrière, le Petit livre rouge de Mao était un best-seller ; le dernier qu’il aura connu s’intitule Fifty Shades of Grey. Bref, il n’aimait pas trop les best-sellers.

Il préférait la littérature. À travers le roulement d’un inventaire courant de librairie, il gardait au fond des ouvrages exigeants destinés aux quelques lecteurs ayant le courage de se tordre le cou pour lire les titres sur la tranche. Quand le diariste Jean-Pierre Guay cherchait Les trois Rimbaud de Dominique Noguez, c’est à la LGF qu’il a appelé, puisque, écrivait-il, « pour les invendus, ce sont les meilleurs ». Le commentaire a un goût doux-amer aujourd’hui, mais nous l’avions trouvé bien drôle, et pour tout dire, c’est le meilleur hommage qu’on pouvait faire à la librairie.

On m’a souvent demandé qui était ce « monsieur français » qui prenait vos commandes au téléphone ou vous accueillait à tout moment de la journée. Il se trouve que ce « monsieur français » est profondément québécois, attaché à ses racines personnelles – il retournait toutes les fins de semaine dans la maison familiale de La Pocatière – et collectives. Homme de foi, grand connaisseur de la littérature et de l’histoire, il n’a de français que la langue qu’il parle et la culture qu’il porte en lui, héritière de 400 ans d’enracinement en terre d’Amérique.

D’autres m’ont demandé « ce qui se passe au juste dans cette librairie », ajoutant même « qu’ils ont l’air bizarre ». Il est vrai que la librairie, comme son libraire, était quelque peu hors circuit. Il détestait les mondanités, les salons du livre, les flagorneries et l’autopromotion qu’il assimilait à du divertissement. Il ne faisait pas partie, lui, de « l’industrie du livre ». Mais chaque fin de semaine, il gardait pour son trajet d’autobus quelques parutions récentes, le plus souvent des auteurs d’ici. « Je les lis tous », disait-il, comme pour compenser le peu de concessions qu’il faisait au milieu.

Les habitués de la librairie savaient pourtant qu’on y servait le café à 10 h 30 et 16 h tous les jours et qu’on y trouvait assurément quelques réguliers, dont certains n’achetaient rien, et d’autres, comme monsieur d’Auteuil, achetaient tout, ou presque. Il y avait une faune particulière qui fréquentait ce lieu, des médecins, des écoliers, des touristes, des fonctionnaires, des diplomates et hommes d’État – et aussi des amateurs d’art qui venaient échanger avec le libraire photographies anciennes, argenterie et oeuvres d’art, parce que pour lui, la beauté s’habite comme il habitait sa librairie. La LGF, c’était tout un monde.

Alors voici, Monsieur Dumont, je n’irai pas à la « vente de fermeture » de cette librairie qui fut aussi la mienne. Je la regretterai comme je regrette que les bibliothèques achètent dorénavant des PDF et louent des iPad, comme je regrette que des fonctionnaires décident d’évacuer la notion de « lettres », « un peu vieillie », n’est-ce pas, du programme dans lequel j’enseigne. Je vais garder mes bons souvenirs de la LGF et j’irai vous voir avec Sébastien à La Pocatière avec une bouteille du meilleur whisky pour célébrer 40 ans de carrière au service d’une idée supérieure du livre et de la littérature.

10 commentaires Publier un commentaire
  1. Sandrina Henneghien #

    Triste cette fermeture mais peut-on en vouloir à ce monsieur qui aura essayé tout ce qu’il pouvait pour contrer les grosses machines sans magie des Archambault et autres Renaud-bray ?

    Par ailleurs j’aimerais vous montrer ce qu’était ma librairie quand je demeurais encore dans ma chère patrie. Que dis-je ? Mes librairies ! Elles sont toutes dans un petit village de Belgique d’au plus 400 habitants et qui, depuis 1984, est dénommé « le village du livre ». Chaque année, on allait en famille faire emplette de livres. Chaque librairie ont en général un thème précis : les livres rares, l’histoire, la géographie, la cuisine, le jardin, l’astronomie et autres sciences, l’enseignement, les romans, la bédé, la philosophie, etc. Ce petit village qui ne dérangeait personne un jour a décidé de déranger et fort agréablement. On passe des heures à fouiner dans les rayons et on en ressort les bras chargés et sitôt les trésors rangés dans la valise du char, on entre dans une autre pour un autre tour de manège. Et toujours le propriétaire de savoir où trouver le livre que l’on recherchait tant.
    Peut-être qu’au Québec tous ces braves et véritables artisans de la vente du livre devraient se regrouper et fonder une sorte de noyau livresque comme ce petit village qui s’ennuyait d’être trop seul ;)

    Vidéo de ma « grande et inoubliable librairie http://www.dailymotion.com/video/x9x206_redu-le-village-du-livre_travel#.Ua_XA9jA5Is

    5 juin 2013
  2. Jean Provencher #

    Merci, chère Sandrina. En effet, il y a peut-être là un avenir.

    5 juin 2013
  3. josee jacinthe #

    même les librairies grande surface se ratatinent et offre de plus en plus l ordinaire qui était avant réservée aux pharmacies ou voyageurs. curieux , vraiment curieux, que l amour du livre papier ne soit pas plus répandu. ceci, sans jeter la pierre aux autres alternatives du net… il y a de forts beaux moments à vivre dans une librairie où sévit un librairie passionné, voire un peu fou si on a de la chance.

    il y a des plaisirs qui se perdent je dirais. malheureusement.

    7 juin 2013
  4. Jean Provencher #

    Vous avez bien raison, chère Vous. Nous avons perdu avec les grandes surfaces le service personnalisé. Un libraire, un disquaire qui nous connaissait, sûr de ses choix, pouvait nous mettre sur la piste de nouveautés dont nous ignorions l’existence ou nous mener à de fort belles découvertes. Ce genre de personne, précieuse pour le visiteur, est disparue dans les grandes surfaces.

    8 juin 2013
  5. josee jacinthe #

    je précise : j ai eu de très bons conseillers autant dans les grandes surfaces que chez les petits indépendants. les passionnés sont partout. ce que je déplorais ici est la disparition lente mais évidente du livre papier, autant chez l un que chez l autre. le plaisir du livre papier et de sa découverte. quoi de plus plaisant que de découvrir une certaine une édition, que l on a sur sa liste depuis des lustres. ce plaisir là s en va on dirait bien. c est qu il en faut des amateurs pour renouveler une clientèle – d où la disparition de bien des petits joueurs, les originaux souvent. mais… bonne retraite à votre bouquiniste!

    8 juin 2013
  6. Louise #

    J’ai eu la belle surprise de retrouver Jean Dumont à la Librairie Pantoute, une belle initiative. Longue vie à cette librairie du Vieux-Québec qui garde encore le fort des livres avec d’excellents conseillers qui dénichent en 10 secondes un volume sans consulter l’ordi ni nous demander d’épeler le nom de l’auteur….

    9 décembre 2014
  7. Jean Provencher #

    Jean était mon cher libraire, très dévoué, et je fus heureux, moi aussi, de le retrouver chez Pantoute, qui a une succursale aussi rue Saint-Joseph, dans le faubourg Saint-Roch. Et, à la basse-ville comme à la haute-ville, ce sont des gens, même jeunes, qui ont une belle culture.

    9 décembre 2014
  8. Louise #

    Vous avez raison, les libraires sont très dévoués.

    9 décembre 2014

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