Le voyage des cloches
Enfants, nous sommes perméables aux belles histoires. L’une d’entre elles était reliée au temps pascal.
Le Jeudi saint, les cloches partaient pour Rome. À l’office du jour, la clochette était remplacée par la crécelle, petit instrument au son soudain bien étrange pour des habitués à la clochette. Et les cloches revenaient deux jours plus tard, le Samedi saint, à midi. En 1900, elles ne sont de retour que trois jours plus tard, à Pâques.
Dans Le Monde illustré du 28 mars 1891, l’imaginatif Maurice Lefebvre raconte.
Les cloches s’en vont à Rome.
Pendant trois jours entiers, on ne les entendra plus.
Et nos jeunes imaginations crédules se mettaient à la torture pour deviner par quel mystérieux chemin elles étaient parties, les trois cloches de la vieille église qui bourdonnent encore à nos oreilles et nous apportent, loin du nid paternel, les souvenirs joyeux ou lugubres de l’enfance.
Nous les voyions jadis, en rêve, se glisser la nuit, comme des échappées de pension, hors des ogives de la grande tour.
Nous les apercevions ensuite calmes, majestueuses, attendant, assises sous le porche monumental, les cloches des églises environnantes et celles des villages voisins.
Elles arrivaient l’une après l’autre ou deux à deux, suivant les paroisses. Il y en avait des jeunes, éblouissantes de fraîcheur, resplendissantes dans leur robe d’airain, dandinant coquettement leur gracieux battant, — telle une marquise du temps jadis sa haute canne de jonc à pomme d’or ciselé. D’autres, au contraire, les vieilles villageoises, toussotant d’une voix fêlée, se traînaient péniblement, appuyées sur leur battant ébréché, et laissant pendre derrière elles leur corde déroulée, aux folles mèches grises. […]
Chacune alors, troussant sa corde sans bruit et ceignant ses reins, prenait son vol silencieux à la suite des guides choisis, comme une armée qui s’élance sur le pas de son chef.
Un long bruissement, harmonieux comme un accord de harpes, marquait seul ce départ, et la troupe d’airain s’estompait à l’horizon, distançant déjà les pauvres vieilles clochettes asthmatiques qui se hâtaient à l’envi pour n’être point abandonnées en route.
Bientôt le ciel était libre, les retardataires elles-mêmes avaient disparu.
Seul, au sommet du haut clocher pointu, perché sur la croix, le vieux coq de cuivre, préposé à la garde du monument, prenait en l’absence des maîtresses du saint logis possession de son empire éphémère. Il tournoyait sur son axe, important et joyeux, répondant par des grincements rogues aux salutations respectueuses et aux psalmodies dolentes du vent son compère.
* * *
Les cloches sont de retour.
C’est dimanche ! Dans la splendeur dorée du matin nouveau, au milieu des airs joyeusement ébranlés par leur carillon triomphal, résonnent les accents sacrés.
Les cloches sont revenues de Rome, et toutes à la fois, de la cathédrale aux églises, de la ville aux villages, comme des commères jacassantes, elles racontent à leurs ouailles leur voyage lointain.
Source de l’illustration : Mon troisième livre de lecture, Montréal, Librairie Granger Frères Limitée, 1956. Textes de Marguerite Forest et Madeleine Ouimet, illustrations de Jean-Charles Faucher. Mon livre de lecture, vous le voyez, est allé à la guerre.
Après un si beau texte, il n’y a rien à rajouter, cependant je me souviens très bien étant enfant de ce voyage des cloches vers Rome. On attendais leur retour avec impatience parce qu’elle marquait la fin du carême, le Samedi Saint à midi elles revenaient. Maman nous avait préparer un jambon ça sentait bon dans la maison.
Et je pense que l’on était heureux.
Merci, chère Vous, de votre témoignage. Moi, j’ai tant cherché à les voir passer au départ, comme au retour, le samedi midi. Mais il faut croire qu’elles étaient bien discrètes, les gamines. À ma boulangerie, hier, j’ai croisé un grand monsieur d’origine africaine qui me souhaitait «Joyeuses Pâques». Je lui ai demandé si, dans sa jeunesse, on lui avait raconté le voyage des cloches. Il m’a répondu «Oh non, monsieur, moi je suis Juif. Et nous ne passons pas par le Vatican, nous avons une relation directe avec le Très Haut. Donc, pour nous, le voyage des cloches au Vatican n’existait pas.»
Nous sommes maintenant trois ans plus tard, en 2016, à 17 heures. Je suis heureux de savoir qu’une douzaine de personnes ont retrouvé, depuis le matin, ce billet sur le voyage des cloches grâce au moteur de recherche de ce site. Bravo à Vous !
Quant à moi, je viens de le trouver, en ce jour de Pâques 2021. Et j’ai parfaitement en mémoire mon désir d’apercevoir par ma fenêtre le matin du dimanche ces cloches qui revenaient de Rome… Merci pour ce texte!
Ô ! Merci infiniment !
Ces choses, ces interprétations tiennent du patrimoine culturel !