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Odonymie quand tu nous tiens

Le sujet peut sembler très local, mais il met en lumière le fait qu’il n’est pas facile de «jouer» dans les noms de rue d’une ville. Presqu’invariablement naît alors un débat. Tant de villes québécoises l’ont vécu.

À Trois-Rivières, le 22 juin 1908, un grand feu réduit en cendres le cœur de la ville. Certains commencent à croire qu’on pourrait en profiter pour changer des noms de rue. Ainsi, les rues du Platon et des Forges, entrecoupées par la rue Notre-Dame, ne font qu’une à la vérité. Pourquoi pas leur donner simplement le nom de «rue Saint-Laurent», puisqu’elles aboutissent au fleuve du même nom coulant devant la ville ? Mais «du Platon» remonte à l’origine de la ville et «des Forges», une rue et un chemin en dehors de la ville, marque une grande époque, celle des Forges du Saint-Maurice.

Une lectrice du journal local, Le Bien public, appuierait volontiers le nom de «Saint-Laurent». Le chroniqueur, qui signe Candiraton, lui répond poliment, le 18 février 1910.

 

«J’ai lu dans votre journal, dit notre aimable abonnée, que la rue Du Platon et Des Forges porterait un nom plus beau et ayant plus de bon sens que ce petit bout de rue Du Platon qui est la continuation de la rue Des Forges. Ce nom que vous avez mentionné dans votre journal serait beaucoup plus beau et nouveau; je vous encourage à lui faire porter ce nom.»

D’abord, serait-ce plus beau ?

Vaut-il réellement mieux, pour une rue, s’appeler Saint-Laurent que Du Platon ? Pas nécessairement, il me semble; et la beauté dans les noms de rues doit venir d’autre chose que de l’assemblage des lettres qui composent ces noms.

Si Champlain fait bien comme nom de rue et que Célina ait un air stupide, ce n’est pas tant à cause des mots eux-mêmes qu’à cause des choses qui se cachent sous ces mots. Champlain est aussi plein de sens que Célina en est vide.

Voilà pour la beauté. Passons au «bon sens».

Vous trouvez qu’il n’a pas de bon sens ce petit bout de rue qui est la continuation de la rue Des Forges.

Quelle doit être au juste la longueur d’une rue pour qu’elle ait du bon sens ? Question indiscrète, n’est-ce pas ?

Et puis, ne serait-ce pas plutôt la rue Des Forges qui serait la continuation de la rue Du Platon ?

Si le Platon a été le berceau de la ville, comme ç’en a tout l’air, ne croyez-vous pas que la rue Du Platon a dû être baptisée avant l’autre ?

Ne croyez-vous pas que le «Chemin des Forges» a dû se transformer plus tard en la «rue Des Forges», à mesure que le berceau s’élargissait et que la ville s’étendait du côté des «vieilles Forges» de l’intendant Talon ?

Mais alors, direz-vous, si l’un ou l’autre n’est qu’une continuation, qu’un bout de rue plus ou moins long, supprimons-les toutes deux pour leur donner une seul nom plus «nouveau». Un nom «nouveau» ! Ah ! voilà, je pense bien, le mot décisif ! Avenue Saint-Laurent, ce serait plus «beau» parce que ce serait «nouveau». Rue Du Platon et rue Des Forges, c’est laid parce que c’est vieux. Est-ce cela ?

Je vous demande pardon, madame, mais à mon âge, on ne croit plus guère au proverbe «Tout nouveau tout beau». Et quand il s’agit d’histoire, de traditions, de souvenirs du bon vieux temps, le goût du beau consiste plus à conserver qu’à détruire.

Songez, Madame, que les Parisiens, qui passent pour avoir du goût, appellent Boulevard de la Madeleine, Boulevard des Italiens, Boulevard des Capucines, Boulevard Saint-Martin, etc., etc., des bouts de rues dont plusieurs ne sont guère plus longs que la rue Du Platon.

Songez encore que les Anglais de Londres donnent les noms d’Oxford, Holborne, Newgate, Cheapside, etc., à des rues qui ne sont que la continuation les unes des autres.

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