La Sainte-Catherine (25 novembre)
Sous un ciel bas et plein de neige, dans une brumeuse obscurité, la route s’allongeait solitaire. Et nous montions, nous montions la côte «apique» conduisant au petit village de Ste-Ursule [de Maskinongé]. Il faisait un froid noir et le vent soufflait avec rage. Une heure s’écoula. Et nous gravissions maintenant la rampe en zigzag qui mène au plateau de Beaupré. Nous aperçûmes enfin la «petite chapelle» qui s’élevait gracieuse et, là-bas, à l’est, à l’autre bout de la sucrerie de Charlot Monette, se découpait comme une noire gibbosité le lieu où nous nous rendions. C’était un «rang» nouveau, une sorte de petit village où demeuraient des Canadiens vivant de la vente du bois. Dans une petite maison noire, pauvre, délabrée logeait le père Pitou. Un type, un vrai type que ce père Pitou. Il ne prononçait jamais une parole dans y joindre ces mots : «baguette d’un nom». Il ne manquait pas non plus de «stimuleux» comme il le disait lui-même. Quiconque arrivait chez lui fatigué, rompu, malade, le père Pitou courait à son buffet, en tirait une majestueuse bouteille et, exécutant un pas ou deux de contredanse, il disait, en versant à boire : Du «stimuleux», mon ami, buvez, baguette d’un nom, c’est bon et ça vous remet deux doigts de lard sur les côtes, baguette d’un nom !
Ce soir-là, le soir de le Ste-Catherine, nous entrâmes donc comme des intrus chez le père Pitou. Nous étions quatre mauvais garnements aimant bien le plaisir et bien décidés à nous amuser.
— Bonsoir, mes enfants, baguette d’un nom, vous me prenez par le «fette» (sur le fait).
— Bonsoir, père Pitou, toujours le même, le père; eh ! eh ! toujours vigoureux !
— Et vous, mes enfants, d’la joie plein l’cœur ! Belle jeunesse, baguette d’un nom… Tu es bien gros, Napoléon !
— J’engraisse, mon oncle, et vous êtes toujours gai, vous, le père ?
— Un peu, un peu, baguette, mais à mon âge, on pense quelques fois à faire le saut de carpe, et, baguette d’un nom, ce n’est pas un p’tit saut !
— Où est donc la mère Pitou ?
— Chez l’voisin, baguette, attendez une minute j’cours la «cri» (chercher).
Et le père Pitou, décrochant sa veste pendue au clou, l’endossa rapidement et partit.
Pendant ce temps-là, nous fîmes une sorte de «husting» avec quatre à cinq chaises dépaillées, nous couvrîmes le tout d’un drap de «laine du pays» et Napoléon, le plus orateur de la bande, monta là-dessus se préparant à faire un discours aux vieux époux.
Dix minutes après, la porte grinçait sur ses gonds rouillés et le père Pitou, sa vieille au bras, courait dans l’unique appartement.
— Eh ! eh ! mes enfants, que faites-vous là, baguette d’un nom, je…
La voix de Napoléon l’avait interrompu et disait :
— Nous venons ce soir fêter la Ste-Catherine avec vous, rien ne manquera, nous pourvoirons à tout et je suis l’interprète de tous en vous remerciant, vous et votre aimable épouse, de la généreuse hospitalité que vous nous offrez…
— Oui, oui, bravo !
— L’enthousiasme de ces messieurs, continua l’orateur, est une preuve évidente que nous vous portons une affection bien sincère !…
Tandis que Napoléon discourait, Julien, en homme pratique, avait rempli nos verres. À la fin de ce que je pourrais appeler l’exorde de Napoléon, St-Louis se leva, le verre à la main :
— Messieurs, buvons à la longue vie de nos deux vieux amis.
Et les verres s’entrechoquèrent, tandis que sur un diapason élevé, l’écho répétait joyeusement : «À la santé de nos vieux amis».
Quand ce bel enthousiasme se fut dissipé, le père Pitou, ému, s’avança près de l’estrade et dit :
— Baguette d’un nom, mes enfants, baguette d’un nom !…
Il ne put en dire plus long, mais, s’adressant à sa vieille, il reprit : Françoise, fais de la tire en masse, moi j’vas «cri» mon «stimuleux», il vaut le vôtre, mes fils !
Et le père Pitou, fier, heureux, se fit claquer la langue au palais et, d’un bond, il fût au buffet. Il en sortit une bouteille, vint à nous, emplit de nouveau les verres et s’écria :
— À la prospérité de tout le monde, baguette d’un nom !
Et nous bûmes.
Pendant ce temps-là, la cheminée flambait, le sucre pétillait, se fondant dans la marmite et la mère Pitou, une gamelle à la main, «brassait» le tout avec ardeur.
Nous étions assis un peu partout et causions avec le vieillard tout en assaisonnant nos paroles de compliments adressés à la mère Pitou.
— Jamais nous n’avons été heureux comme en ce moment, père Pitou, disait Napoléon.
— Ni moé, ni moé, baguette d’un nom; j’vous vois si peu souvent, mes enfants, que c’est un plaisir bien grand quand vous v’nez m’voir.
— Rien ne nous manque ici, disait Julien… vrai, nous sommes comme dans le palais de Louis XIV.
— Baguette d’histoire de Franche (France) j’cré bin ! J’savais que Julien f’rait un savant !… Mais si nous allumions, mes enfants ?
Et le père Pitou se levait pour aller chercher sa pipe sur une corniche.
— Ne vous dérangez pas, père, dit St-Louis en se levant à son tour, nous avons ici ce qu’il nous faut. Tenez, voici une pipe, du tabac, des allumettes et fumez à votre aise.
Et, en disant ces mots, St-Louis remettait au père Pitou un magnifique set à fumer.
— Baguette d’un nom, cria le père en ouvrant trois zéros, les deux yeux et la bouche, baguette d’un nom, c’est trop !… c’est trop !… Une pipe en «écume» de mer, baguette, baguette !
— Hein, père !… allumez, allumez !…
— C’est bon, mes enfants, mais, baguette d’un nom, vous allez vous sucrer le bec maintenant ! Holà ! Françoise, la tire, la tire, baguette d’un nom !
Julien était déjà près de la mère Pitou et l’aidait à étirer la tire.
Celle-ci se tordait en fils d’or sous les doigts nerveux de Julien. Bientôt, elle fut prête, mise sur la neige, roulée dans la farine… Il fallait entendre le bruit de nos mâchoires. Le père Pitou examinait sa pipe, tirait une «touche», regardait sa pipe de nouveau, se frottait les mains et disait :
— Mangez, mangez, mes enfants !
Puis s’adressant à son épouse :
— R’garde Françoise, ma pipe, une pipe en «écume» de mer, baguette d’un nom. Quand on me verra avec ça, hein!
Tout à coup, Napoléon, qui suait depuis une heure, se débarrassa de son gilet; et de sa ceinture, il déroula une robe, puis un gilet de femme.
Une robe en cachemire passablement «frippée» par exemple, et un gilet en «Jersey» artistement brodé.
— Voilà pour la mère Pitou, criâmes-nous, en élevant la robe et le gilet !
Le père Pitou fit un bond de côté en lançant un «baguette d’un nom», et la vieille nous regarda tous, étonnée, ébahie.
* * *
Maintenant, il est onze heures et nous nous préparons à partir. Le ciel est pesant, épais, sans une étoile. Le vent n’a pas cessé et, malechance désolante, il commence à neiger. Le père Pitou ne nous ménage pas son «stimuleux» et nous partons, accompagnés de vœux des vieux époux. Nous sommes devant la petite chapelle et le vent nous envoie encore ces mots : «Baguette d’un nom, bon voyage, mes enfants».
Enfin, sous la tourmente, nous disparaissons à travers le grand sommeil de la campagne. Tandis que mes camarades marchent encore, moi, je m’arrête ici pour souhaiter à mes lecteurs tout le plaisir possible, et à mes lectrices la faveur de ne pas coiffer celle dont elles célèbrent la fête aujourd’hui. (1)
Z. P…
25 Nov. 1893
(1) Nouvelle extraite des notes de M. Napoléon P., datée du 26 novembre 1853, Rivière du Loup en haut.
Extrait du journal La Patrie, 25 novembre 1893, p. 2
Un jour, une belle jeune historienne, un beau jeune historien nous proposera une histoire de la Sainte-Catherine, inexistante à ce jour, et il aura eu recours, je l’espère, à ce récit magnifique, que personne n’a encore jamais cité, baguette d’un nom !
vous donnez raison à ce journaliste: et 119 ans plus tard, c est ici qu on relit cette nouvelle.
amusant, du stimuleux… j ai de la famille à Rivière du Loup, en savez-vous plus sur les notes de ce Napoléon P. (1) ?
Je n’en sais rien d’autre sur ce Napoléon. Je trouve dommage qu’on taise les noms des auteurs de pareil texte. Cela nous rend absolument incapables de leur rendre hommage, je trouve.
Au sujet de Rivière-du-Loup en haut, vous avez compris, n’est-ce pas, qu’il s’agit de Louiseville.