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Madame, tenez-vous debout !

Nouvelle mariée ? C’est certain qu’il faut que vous en veniez à un accommodement harmonieux relatif à la vie commune avec votre époux. Mais ne vous laissez pas manger la laine sur le dos. Voyez ce que vous conseille, le 11 novembre 1899, L’Écho des Bois-Francs, qui se présente comme l’«organe du colon». L’article est non signé, comme à peu près toujours dans la presse de cette époque.

Il ne faut pas confondre les mots soumission et esclavage, car s’il y a un grand mérite à se soumettre à tout ce qui est légal, juste et raisonnable, il y aurait, au contraire, déchéance morale si l’on se pliait aux caprices de quelqu’un, ce quelqu’un fut-il votre mari.

Je ne voudrais pas qu’on m’accusât de semer la révolte dans de jeunes ménages, mais, faisant profession d’aider mes charmantes lectrices au moyen des conseils qui me sont dictés par ma longue expérience, c’est un devoir pour moi de leur signaler l’un des écueils les plus dangereux du mariage.

Rien, en effet, ne saurait être plus nuisible au bonheur des époux que l’abandon, par la femme, de son droit incontestable à l’existence intellectuelle et morale, droit qu’elle abdique forcément dès lors qu’elle se résout à vivre sous la domination absolue de son mari.

L’entente chrétienne et honnête entre les personnes liées par le mariage doit avoir pour base cette formule : « convaincre et non pas ordonner ».

Le mari doit tenir compte du pourquoi de chaque chose qu’il demande à sa femme. Celui qui donne un ordre à son épouse est un malotru.

Quand à celui qui formule ses injonctions sur un ton déplaisant, arrogant ou impératif, il commet l’une des plus lourdes fautes qu’on puisse imaginer.

Très grand, beaucoup trop grand est le nombre de maris, des jeunes maris surtout, qui croient suppléer à leur insuffisance d’autorité morale et à leur manque d’expérience, par des allures de souverain seigneur. On remarque surtout cette défectuosité chez les jeunes hommes dont l’éducation a été négligée. Cette tendance à se poser en «pion» grincheux, en «dompteur», est le propre — si l’on peut dire — des natures communes. Ces maris-là ont grandement besoin, la plupart du temps, de prendre des leçons au lieu d’en donner.

Notez qu’ils peuvent être très aimants sans pour cela renoncer à cette sotte prétention de guider leur femme, sur un terrain où le plus souvent ils ignorent tout, au moyen d’injonctions prétentieuses et forcément blessantes.

Ces jeunes omnipotents devraient se pénétrer de cette grande vérité que seul le concierge, l’immortel Pipelet*, exige la soumission absolue et l’attention respectueuse de son épouse et que jamais, depuis que nous avons abandonné la tradition des barbares, depuis qu’un grain de civilisation a germé sur notre terre, un homme soucieux de mériter qu’on l’appelle monsieur sans arrière-pensée n’a pris vis-à-vis de sa femme les allures de dominateur qui font l’orgueil de quelques exceptions et sont la tarte à la crème des gens de peu.

La timidité de la jeune fille s’aggrave chez la jeune femme, dans les premiers temps de cette intimité si nouvelle pour elle. Doubler par l’intimidation du mentor sentencieux et exigeant la sorte de gêne qu’un mari impose malgré lui, c’est renforcer de ses propres mains des obstacles à la suppression desquels un homme intelligent apporterait tous ses soins.

Si donc, chères jeunes lectrices, le sort vous a unies à un mari qui, bien innocemment peut-être, croit devoir se poser vis-à-vis de vous en guide infaillible et autoritaire; s’il vous commande de faire ceci; s’il exige, s’il ordonne, n’hésitez pas à réagir.

Vous avez pour cette petite guerre très courtoise des armes nombreuses, et du fait même qu’il se croit très fort, votre mari ne doit pas posséder une grande puissance intellectuelle. Dites-lui très franchement, sans aucune méchanceté, combien vous trouvez ridicule sa prétention, et ajoutez en riant qu’il serait fort aimable de ne point vous considérer comme une petite fille. Demandez-lui un peu ironiquement s’il croit que votre éducation est complètement à refaire, et terminez en l’assurant que le plaisir d’être femme ne suffit pas pour vous rendre agréable le voisinage perpétuel d’un maître d’école.

«Envoyez-le poliment à l’ours»**, comme dirait mon frère le colonel, et sans fâcherie, montrez-lui bien que ses exigences, son ton, ses manières ne vous imposent pas.

Dès lors qu’il pourra entrevoir le ridicule de sa manière d’être, vous aurez gagné la bataille.

Mais ce qu’il faut affirmer hautement, c’est votre droit absolu à ne recevoir que des avis.

La femme doit l’obéissance à son mari. C’est entendu; mais comme contre-partie, le mari ne doit exiger que des choses raisonnables; vous avez donc le droit de discuter ses ordres, ayant le devoir de refuser l’obéissance dans certains cas. Armez-vous bravement avec autant de tact et de délicatesse qu’il en manque chez lui.

Le dernier mot doit vous rester, pour le plus grand bonheur de tous deux, et quand bien même il se débattrait comme un beau diable.

Vous avez tant de moyens de dompter, vous qu’on prétend soumettre !

 

* Ce personnage, Pipolet, un concierge, apparaît dans le roman d’Eugène Sue, Les Mystères de Paris, publié en feuilletons, en France bien sûr, en 1842-1843.

** Toujours en France, lorsqu’on appartenait à l’armée, les sous-officiers et les brigadiers menaçaient leurs inférieurs, qui avaient commis des fautes contre la discipline, de les envoyer à l’ours, c’est-à-dire à la salle de police.

On dira que ce texte publié dans L’Écho des Bois-Francs, à Arthabaska, est français et non québécois. Bien sûr. Mais tout de même, que celui qui sait lire dans ce coin du Québec en 1899 lise.

J’ignore qui sont ces deux personnes sur l’image. Seulement les mots « lac Mégantic » apparaissent au verso.

6 commentaires Publier un commentaire
  1. Marielle #

    Wow,
    Cet article allait à l’encontre de ce que les prêtres disaient à la jeune femme qui prenait mari. Ce genre d’article qui aurait dû être nombreux était sûrement bien caché par l’époux afin d’être certain que la femme ne le lise pas et assure ainsi au mari de garder son autorité sur la femme sans négociation.
    Marielle J

    5 novembre 2012
  2. Jean Provencher #

    En effet, chère Vous, ça m’apparaît être un discours bien neuf par rapport aux discours du temps. Et je ne l’avais pas retrouvé dans les ouvrages en histoire du Québec. Ça prenait L’Écho des Bois-Francs pour nous le révéler. Et le texte est fort bien mené, je trouve. Avec fermeté, mais aussi délicatesse, dirait-on. Dommage encore une fois qu’il ne soit pas signé.

    5 novembre 2012
  3. Gabriel Martin #

    Ce texte est de la réputée Robertine Barry, qui utilisait le nom de plume Françoise. Vous trouverez le même article, signé, dans « Le Monde illustré » du 11 novembre 1899, p. 438.

    17 octobre 2015
  4. Jean Provencher #

    Le Monde illustré nous dit que ce texte signé Françoise parvient de Paris. Si c’est bien notre Robertine Barry, j’en suis fort heureux, cher Monsieur Martin, car il y a de nombreux billets sur ce site qui proviennent d’elle. Je l’aime beaucoup.

    17 octobre 2015
  5. Gabriel Martin #

    Cher M. Provencher, je partage votre affection pour Robertine Barry.

    Vous serez potentiellement intéressé par la thèse de maitrise intitulée « Premieres brèches dans l’idéologie des deux sphères », présentée par Diane Thibeault en 1981, où l’auteure (à la p. 50) met en parallèle cette citation de Robertine Barry avec un passage de l’ouvrage « Nos travers » (1901) de Joséphine Marchand-Dandurand. Si on se reporte à ce dernier livre, mis en ligne par BAnQ, on peut trouver d’excellents passages, comme celui-ci :

    « Que la jeune fille qui se marie ne se méprenne pas sur le sens des mots “soumission” ou “dévouement” conjugal. Son devoir ne consiste pas en une aveugle et stupide obéissance non plus qu’à s’abaisser inutilement devant son mari. Qu’elle sache sauvegarder sa dignité et retenir le respect qui lui est dû. » (p. 79)

    Si vous en avez l’occasion, tant la thèse de 1981 que le livre de 1901 valent la peine d’être consultés.

    Veuillez recevoir mes meilleures salutations.

    18 octobre 2015
  6. Jean Provencher #

    Merci beaucoup, cher Monsieur Martin. J’ignore tout à fait cette dame Joséphine Marchand-Dandurand. Et quel texte de sa part ! Tout à fait contemporain, absolument rien de vieillot ! Quel texte. Merci, merci.

    18 octobre 2015

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