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« Fuyons bien loin toutes ces tristesses »

Le samedi 22 août 1903, le chroniqueur C. Lambert de Roode, du quotidien Le Canada, préfère aller marcher sur le mont Royal plutôt que d’entretenir ses lecteurs de la misère dans le monde.

Évoquant la pauvreté, le lynchage fréquent des Noirs aux États-Unis, les Turcs qui continuent « leurs abominables massacres » en Macédoine, il écrit :

Voilà bien des sujets hétérogènes, propres à tenter plus d’un chroniqueur. J’avoue humblement que j’ai aujourd’hui une toute autre tournure d’esprit.

L’économie politique et les chiffres me laissent froid. Les atrocités et les massacres, dont les animaux araisonnables n’ont pas même le soupçon et qui sont la caractéristique de l’homme : roi de la civilisation, ne m’inspirent pas. Fuyons, chers lecteurs, bien loin de toutes ses tristesses. Laissez-vous induire en tentation sans scrupule. Suivez-moi tout simplement dans l’excursion matinale que je fis ce matin sur notre belle montagne du Mont-Royal.

Prenons par cette tiède et délicieuse matinée estivale un de ces bains d’air et d’idéal qui versent dans le corps une vitalité plus grande; dans l’âme comme un élixir de jour.

Le Mont-Royal est la plus grande attraction de Montréal; il a des fraîcheurs délicieuses, des souffles vivifiants, des sentiers pleins d’ombre et de mystère. Les bruits de la grande cité lui arrivent alanguis et les oiseaux y chantent, éperdument, un hymne symphonique à la lumière et à la liberté.

Le soleil, cet incomparable magicien, semble mettre une poussière d’or sur les vertes ramures, ou bien, glissant par les interstices du feuillage et des branches, répandre sur le tapis de mousse une traînée d’argent.

Pour ceux qui aiment lire dans cet admirable livre de la nature, en comprendre la beauté souveraine, en dégager les charmes, une promenade à la montagne est une source pure de sensations exquises. Il y a là des effets de lumière prestigieux, des colorations splendides et, dans un calme reposant, le rêve s’épanouit librement, comme une fleur magnifique de ce pays riant et généreux qu’est le Canada.

Dans cette montagne boisée où la vie s’affirme partout intense, débordante, un asile pour la mort a été réservé, un cimetière a été créé. Les riches monuments et les humbles croix se dressent vers le ciel avec ce droit égal que leur donne la «niveleuse».

Là, sous cette terre baignée de soleil, coquettement parée, souriante de vie et de fraîcheur, dorment leur dernier sommeil les riches et les pauvres, les savants et les crétins. Ceux-ci ont vécu la vie paisible et ils sont tombés de l’arbre de vie, comme tombent à l’automne les feuilles du chêne, sans secousses d’aucune sorte et sans effort.

D’autres ont combattu la lutte pour les grandes idées sociales et politiques et il semble que les liens qui les attachaient au monde des vivants et des intelligences eussent dû être plus puissants et qu’il ait fallu pour terrasser ces grands chênes de terribles coups de vent et de formidables ouragans. — Mais… La mort n’a pas de ces différences —

Au pied de la montagne, Montréal avec ses somptueuses demeures, ses immenses fabriques, ses squares, ses monuments, s’étale avec une coquetterie de reine. Ajoutez, comme cadre grandiose à ce tableau, un fleuve superbe, caressant de ses flots bleutés les gros transatlantiques et les légères embarcations aux blanches voiles aux sveltes contours. Çà et là des îles à la luxuriante végétation.

De tels spectacles vous attirent, vous absorbent, immobilisent dans l’admiration les facultés de l’homme. Par un phénomène assez fréquent, alors que le regard se trouve, comme en captivité, enchaîné matériellement à un point fixe de l’espace, que l’œil ne voit déjà plus, l’esprit découvre dans une synthèse rapide la beauté d’ensemble harmonieuse et profonde de ces mille détails ravissants, où se posait tout à l’heure notre attention avide de tout apercevoir, de tout embrasser, et l’imagination suivant une tendance naturelle fait se continuer et se prolonger la vision dans la douceur d’un rêve.

De telles sensations ne s’oublient pas, pas plus qu’on oublie celles des promenades, en Algérie, par les clairs de lune très beaux, ou dans le golfe de Naples par les journées d’ardent soleil et d’azur profond.

L’action du temps si destructive, si dissolvante dans l’ordre des choses comme dans l’ordre moral, ne semble pas avoir de prise sur elles et le souvenir, qui a sa poésie, les embellit encore.

Parce qu’elles ont fait courir en notre être le petit frisson d’admiration provoqué par une des plus imposantes manifestations de la Beauté, parce qu’elles ont provoqué de nobles satisfactions à notre âme assoiffée d’idéal, on doit une reconnaissance aux pays qui nous les ont si libéralement données.

En descendant vers la ville, je rencontrai des promeneurs de tous âges, de toutes conditions et, songeant aux générations déjà nombreuses qui avaient fait à la montagne le pieux ou joyeux pèlerinage, suivant les circonstances, pensant à tous ces jeunes hommes, à ces jeunes femmes tant gracieuses et belles, aujourd’hui disparus, qui aimaient comme nous les sentes du Mont-Royal, je me pris à redire avec Villon, quelque peu truand, je vous l’accorde, mais un écrivain exquis :

« Où sont-ils, Vierge souveraine,
Mais où sont les neiges d’antan ? »

 

Je me demandais, existe-t-il une anthologie des grands textes sur le mont Royal, depuis le premier de l’explorateur Jacques Cartier, au 16e siècle ? Quel bel ouvrage ce serait !

P.S. Oubliez, je vous en prie, le français misérable sur cette carte postale ! Assez incroyable, merci !

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