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Une proposition audacieuse pour l’époque

Le 6 avril 1901, le journal La Patrie prévient : Sous le titre «Emparons-nous de l’industrie», M. Erroll Bouchette, secrétaire de l’hon. E. Bernier, vient de publier une brochure d’un vif intérêt, dont nous croyons devoir détacher le chapitre suivant à l’intention de nos lecteurs : LE REMÈDE.

Erroll Bouchette (1862-1912), avocat et journaliste, participe très tôt aux débats qui ont cours dans le Québec d’alors et s’étonne du manque d’intérêt pour les sciences économiques et les sciences sociales. Extrait, donc, de cet ouvrage.

« Nous avons constaté que dans la province de Québec, nous avons une organisation d’enseignement supérieur et technique, bien rudimentaire et bien pauvre, il est vrai, parce que pour le perfectionner il faudrait des ressources que ceux qui l’ont établi ne possèdent pas, mais qui pourrait encore fonctionner, si les efforts des initiateurs trouvaient de l’écho dans le peuple. Nous espérons que ce travail y contribuera en provoquant quelque discussion.

Un certain nombre d’écrivains canadiens, constatant combien ce pays est arriéré sous le rapport des entreprises économiques et industrielles, se sont occupés à chercher le remède à cet état de choses. Quelques-uns sont d’opinion que c’est un mal qui se corrigera de lui-même. C’est la politique du laisser faire dont il faut bien se défier. D’autres, comme le professeur Mills, de l’école d’agriculture de Guelph, constatent que malgré les quelques écoles spéciales actuellement existantes, nous ne faisons encore que jouer à l’éducation technique, et ils recommandent une réforme dans l’enseignement sur toute la ligne. […]

Si c’est là la situation économique et industrielle des provinces de langue anglaise, celle de la province de Québec est plus malheureuse encore, et la raison en est bien évidente. Nos jeunes gens ainsi instruits nous restent sur les bras. […] Le jeune homme de langue anglaise qui a des goûts scientifiques ou industriels et qui étudie dans un établissement où ces choses sont enseignées, peut assez facilement, en sortant, trouver de l’emploi comme ingénieur, constructeur, directeur d’usine ou de mine. Au moins a-t-il une chance d’arriver à ces emplois, et dès qu’il est entré dans la carrière, que ce soit aux États-Unis ou au Canada, son succès dépend de lui-même. […]

Il n’en est pas de même du jeune Canadien-français. Il appartient à un peuple peu nombreux, qui ne connaît pas la véritable industrie et qui n’a pas encore acquis le goût de la science ; ou plutôt, pour parler plus exactement, ce peuple possède le génie industriel et le goût des sciences, mais à l’état latent. Chez lui ces qualités ne sont pas encore développées. […] On nous citera un certain nombre de Canadiens-français qui ont réussi, dans la carrière industrielle. Ce sont des exceptions, et ceux-là savent mieux que personne que nous affirmons ici la simple vérité. Or ce qu’il nous importe de considérer ce n’est pas l’exception, c’est la règle. Si comme nous avons essayé de le démontrer, l’existence honorable des Canadiens-français sur le continent américain, tient à leur supériorité intellectuelle, laquelle dépend presque entièrement de leur condition économique ; s’il est vrai qu’ils sont ainsi situés qu’ils ne peuvent se contenter de suivre le courant et de laisser faire, sous peine de devenir inférieurs, et cela tant à cause de leur génie national que de leur situation particulière, il s’en suit qu’il faut que chez eux la supériorité industrielle soit la règle, il faut qu’ils s’emparent de leur industrie nationale et l’exploitent eux-mêmes.

Pour procurer aux Canadiens la supériorité industrielle qui, jointe à la supériorité agricole, implique une supériorité générale, il faut sans doute et avant tout des écoles, il faut un système aussi parfait que possible d’écoles industrielles générales et spéciales. Mais pour donner l’élan il faut quelque chose de plus que ces écoles, fussent-elles les meilleures du monde. Il faut que nos jeunes savants trouvent un champ favorable à leurs expériences et à l’application de leurs découvertes, que nos jeunes industriels trouvent auprès des autorités l’appui dont ils ont besoin pour surmonter les premières difficultés scientifiques et financières. Il faut, en un mot, que le gouvernement de Québec fasse comme le gouvernement allemand et devienne le centre scientifique de la province, le protecteur de l’ouvrier et le banquier de l’industrie. […]

Quoi ! s’écriera-t-on, voudriez-vous risquer de détruire l’initiative individuelle en préconisant l’assistance de l’État aux entreprises industrielles ! Voilà précisément le système que nous croyons être le meilleur, ou plutôt le seul possible pour assurer aux Canadiens la supériorité industrielle. […]

Le moyen ! Voilà la pierre d’achoppement. L’on voudrait bien, mais l’on n’ose essayer. Pourtant, il n’y a rien dans tout cela qui doive nous effrayer. Répétons-le encore une fois, nous ne proposons pas ici des choses nouvelles, mais seulement l’application plus étendue d’un principe qui, dans la pratique, nous a déjà donné de bons résultats. Avec cette différence que dans ce cas, les sacrifices seraient moins grands et les résultats incomparablement plus importants.

Il est vrai, pour en revenir au pays que nous avons cité comme exemple, que nous n’avons pas la grande population, la richesse énorme de l’Allemagne. Nous ne pourrions pas ériger de vastes palais pour y loger nos savants. Mais il n’est pas essentiel d’ériger immédiatement un temple à la science. Consacrons-lui d’abord notre jeunesse et attendons qu’elle-même nous fournisse les signes extérieurs de son culte. Contentons-nous de l’essentiel. Suivons l’exemple de l’Allemagne en ce qu’il a de bon seulement. Nous avons signalé dans le système allemand certaines choses qui nous paraissent être des erreurs. L’Allemagne, par ses tarifs protecteurs, a implanté chez elle une foule d’industries exotiques, ce qui a donné lieu à un surcroît de production et à un sérieux danger économique. Cela doit nous démontrer qu’en cherchant à développer notre industrie, il n’est pas nécessaire de forcer la nature ni de faire tout à la fois. Tout en nous conformant aux conditions économiques actuelles, il faut travailler aussi en vue de celles de l’avenir. Dans quelques années sans doute, cette gêne constante que les économistes appellent par euphémisme surcroît de production, – mais qui, au fond, n’est que la manifestation de la misère publique, puisque cela veut dire tout simplement que la population est trop pauvre pour acheter – disparaîtra nécessairement, du moins en partie. Les industries que nous appelons exotiques, celles qui ne sont pas naturelles au pays où elles existent, parce que la matière première ne s’y trouve pas, et qui sont une des causes de l’appauvrissement général, disparaîtront aussi dès que les pays qui en produisent la matière première seront scientifiquement outillés. C’est alors que le Canada, dont les ressources naturelles sont sans rivales, prendra sa place parmi les pays industriels les plus riches du monde. Nous avons ici des produits spéciaux et en grand nombre qui, scientifiquement traités, nous permettront de faire à l’univers, dans des branches spéciales, une concurrence victorieuse.

Dans cette même brochure, voici la conclusion de la première partie, toujours de Bouchette, bien sûr. Quant à nous qui nous préoccupons surtout de l’avenir, nous n’avons jeté un coup d’œil sur l’œuvre du passé que pour nous guider dans notre étude. Nous savons que les hommes qui conquirent pour les Canadiens français leurs libertés politiques, durent leurs succès à la noblesse de leur but, à la largeur de leurs vues, au sentiment de leur force et surtout à une supériorité réelle sur les hommes de leur temps. Nous savons que sans cela ils n’eussent pas réussi, nous savons que ces qualités ils ne les auraient point possédées sans l’éducation exceptionnelle qu’ils avaient reçue. Or les mêmes causes dans les mêmes conditions produisent les mêmes effets. Sous un rapport au moins, les conditions ne sont pas changées. Les Canadiens français ont encore et auront longtemps à lutter dans des conditions désavantageuses. Pour surmonter les obstacles qui se présentent ainsi il faut qu’ils sachent se rendre supérieurs à leur entourage, qu’ils répandent la lumière au lieu de la recevoir, car alors ils trouveront leur appui non seulement en eux-mêmes mais aussi chez les étrangers. À cette condition seule ils survivront. Et s’il devait en être autrement ce ne serait vraiment pas la peine de survivre pour déshonorer sa nationalité en restant inférieurs.

 

En 1972, travaillant à l’ouvrage René Lévesque, Portrait d’un Québécois [Montréal, Éd. La Presse, 1973], j’ai rencontré l’homme pendant sept heures et demie et celui-ci me disait que, ministre du gouvernement de Jean Lesage, lorsqu’il fit campagne en 1962 pour la nationalisation de l’électricité au Québec, il se plaçait dans la lignée d’Erroll Bouchette et de Philippe Hamel (1884-1954). Ce dernier, dentiste de Québec, dénonça de 1929 à 1936 le trust de l’électricité et prôna, sans succès, la nationalisation de cette richesse naturelle.

On trouvera l’intégrale de cette publication d’Erroll Bouchette, Emparons-nous de l’industrie, dans Les classiques des sciences sociales, de l’Université du Québec à Chicoutimi, un site sous la direction du sociologue Jean-Marie Tremblay. Si vous avez, ma foi, une demi-heure, payez-vous le plaisir de la lecture de ce texte, toujours d’actualité, à l’heure où nous débattons de la gratuité ou non de l’éducation.

La photographie d’Erroll Bouchette provient du site Bilan du siècle, Une base intégrée d’information sur le Québec, de l’Université de Sherbrooke, dirigée par le politologue et professeur de science politique, Jean-Herman Guay.

La biographie d’Erroll Bouchette, rédigée par l’historien Alain Lacombe, apparaît dans le Dictionnaire biographique du Canada.

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