Le temps des sollicitations
Historiquement, le temps des Fêtes se caractérise par des quêtes; on demande aux mieux nantis de partager avec les plus démunis. Les paroissiens sont d’abord sollicités par le curé à l’occasion de la quête de l’Enfant Jésus. Dans certaines paroisses, le bedeau passe aussi de maison en maison afin de subvenir à ses besoins. On voit même des enfants de chœur aller ainsi. Mais la quête la plus importante est sans doute celle dite de la guignolée.
Voici ce que j’écris à ce sujet dans mon ouvrage Les Quatre Saisons dans la vallée du Saint-Laurent.
On ne s’entend pas sur l’origine de cette très vieille coutume venue de France. Des ethnologues la font remonter à l’époque druidique, quand les prêtres de la Gaule antique cueillaient le gui au jour de l’An sur les chênes des forêts sacrées, en poussant le cri de réjouissance «Au gui l’an neuf!» D’autres affirment que la guignolée vient des Phéniciens qui avaient l’habitude de s’échanger une fois l’an des pots de blé vert en signe de réjouissance, tout en répétant «Eghin on eit !», c’est-à-dire «le blé naît, la vie ressuscite !».
Chose certaine, dans la vallée du Saint-Laurent, la guignolée, aussi appelée gnignolée, ignolée ou lignolée, continuera de se pratiquer. La veille du jour de l’An, des jeunes gens se réunissent en bandes pour battre les rangs de la paroisse au son de la musique. On espère recueillir pour les indigents des aumônes en nature afin d’égayer leur temps des Fêtes. À Saint-Justin, dans le Trompesouris, on court la guignolée pour le vieux Dubé et la veuve Crochetière; alors que dans l’Ormière on le fait pour le père Lafontaine.
Le 31 décembre donc, les enfants ont le nez collé à la vitre pour surveiller la venue des guignoleux. Les «ignoleux» se voient de loin; ils forment une joyeuse bande défilant en désordre. «V’là la guignolée!» s’écrie soudain l’un des marmots. Alors, du plus jeune au plus vieux, on «se poussaille» pour s’habiller et aller au devant des quêteurs. Le père et la mère de famille préparent une collation et mettent sur la table les dons faits aux pauvres.
La troupe qui pénètre dans la cour ne prend pas d’assaut la maison; il y a un cérémonial à respecter. On entonne d’abord la chanson «La guignolée», que tous connaissent par cœur, battant la mesure avec de longs bâtons. Le maître et la maîtresse de maison ouvrent alors la porte et invitent les guignoleux à entrer. Là où la bande est trop nombreuse, on n’en fait venir que quelques-uns. Après un beigne, un morceau de pain, une rasade de rhum et l’échange de quelques nouvelles, les quêteurs s’en retournent, portant dans les voitures les dons qu’on a bien voulu leur faire. Et le groupe reprend son chemin, escorté de tous les enfants et des chiens du voisinage. La musique reprend de plus belle; l’heure est à la joie.
Presque toutes les maisons de la paroisse sont ainsi visitées. La quête terminée, on divise en lots les produits récoltés, avant de se rendre cette fois-ci chez les plus démunis. Quel bonheur alors pour eux de recevoir des vivres, des vêtements et une provision de bois de chauffage! Tout juste la veille du nouvel an, ces biens prennent l’allure d’étrennes.
Cette description est celle de la guignolée à la campagne. Mais on quête aussi à la ville. Voici quelques-unes des mentions que j’ai trouvées à ce jour dans la presse québécoise du début du 20e siècle.
À Rimouski, par exemple, Le Progrès du Golfe du 15 décembre 1905 nous dit : Nous apprenons avec plaisir que les jeunes gens de notre ville se proposent de faire une quête pour nos pauvres, les veilles de Noël et du jour de l’an. Nous ne saurions trop applaudir à cette excellente idée et nous souhaitons qu’elle soit adoptée dans tous les centres importants de cette division. Deux semaines plus tard, le journal affirme que le produit de cette quête a été remis à la Société Saint-Vincent de Paul.
À Chicoutimi, on quête un dimanche de décembre et on organise une soirée dramatique et musicale en fin d’année, pour les pauvres, mais on ne parle pas de guignolée, du moins dans la documentation dépouillée à ce jour.
À Sherbrooke, le jeudi 22 décembre 1910, pour les pauvres, les membres des clubs de raquetteurs de la Tuque Rouge, du Saint-François et de Dollard, habillés de leur costume, courent la guignolée «pour faire passer un joyeux Noël aux pauvres», nous annonce à la une de ce jour La Tribune de l’endroit.
À Québec, au temps de la guignolée, le folkloriste Ernest Gagnon (1834-1915), grand collectionneur de musique folklorique québécoise, donne une conférence, le soir du 23 décembre 1905, portant sur l’histoire de cette coutume, propos qu’il intitule La Guignolée. Historique de cette institution philanthropique. On trouvera le texte dans le journal Le Soleil du 23 décembre 1905.
Toujours à Québec, dans le faubourg Saint-Roch, plus précisément dans la paroisse Jacques-Cartier, Le Soleil du 21 décembre 1908 nous annonce : Jeudi prochain [le 24 décembre], il y aura quête à domicile par les voyageurs de commerce pour les pauvres des conférences de la société Saint-Vincent-de-Paul. Les voyageurs de commerce, ce jour-là, du matin jusqu’au soir, passeront aussi par les portes dans les autres quartiers de la ville.
À Lévis, selon Le Soleil du 11 décembre 1908, voici que Les voyageurs de commerce de Lévis, à leur dernière réunion, ont décidé de faire leur fructueuse tournée de Guignolée pour nos pauvres le lendemain de Noël. Les paroissiens les recevront avec leur cordialité ordinaire.
À Montréal, également, on y va de la guignolée. La Patrie du 27 décembre 1898 nous dit : Plusieurs personnes la tête desquelles se trouvent M. F. Chadillon, président de la St-Vincent de Paul, et le chef de police de Ste-Cunégonde ont décidé de chanter la guignolée la veille du jour de l’an, afin de venir en aide aux pauvres de la municipalité [de Sainte-Cunégonde].
On le voit, les manières varient, mais, vraiment, et depuis bien longtemps, le temps des Fêtes est celui des sollicitations pour les plus démunis d’entre nous.
L’illustration ci-haut est d’Edmond-Joseph Massicotte. Dans le monde de l’iconographie, on l’appelle Le mardi gras. Moi-même, dans mes Quatre Saisons, page 477, je lui donne ce titre. J’ai aussi trouvé ailleurs Vive le carnaval. Mais, à bien l’examiner, je me demande vraiment s’il ne s’agit pas plutôt d’une troupe de joyeux lurons battant les rangs de la paroisse pour les démunis, une scène vivante de la guignolée. Les images du mardi gras nous montrent des personnages autrement plus déguisés, le visage masqué ou noirci au charbon. L’une des excitations du mardi gras était d’être incapable de reconnaître qui se cachait sous son déguisement, ce qui n’est pas le cas ici. Parlez-en à Rose Latulippe, la plus belle fille de la maison, qui s’est laissée prendre par le grand homme en noir lui demandant à danser. Et la présence de la traîne à bâtons me fait croire qu’il s’agit là d’un véhicule pour ranger les produits récoltés d’une maison à l’autre.
Mon amie Eliza me signale ce dossier sur la guignolée. On y trouve plein d’informations : http://www.mnemo.qc.ca/spip/bulletin-mnemo/article/la-guignolee
Toujours cette chère Eliza, s’étant toujours intéressée à l’ethnologie, qui m’écrit : « Ton texte confirme ce que j’avais déjà lu mais avec des exemples intéressants. C’est vrai que sur le tableau de Massicotte c’est sûrement des guignoleux qu’on voit et non des Mi-Carême ! Je me souviens dans mon enfance au Nouveau-Brunswick, je devais avoir 8-9 ans, mon père avec les notables de Dalhousie faisait une guignolée en voiture à cheval dans la ville pleine de côtes, comme à Chicoutimi. Les hommes étaient habillés comme dans le tableau de Massicotte en capot de chat et passaient avec des cloches dans les rues en demandant la charité pour les démunis. Ce milieu mi-anglophone, mi-francophone s’unissait alors pour cette quête. Je trouvait ça beau de les voir! »