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Le feu aux forêts

Le journal La Patrie, du 31 octobre 1904, nous offre un texte signé Pierre Veber, intitulé Impression d’un Belge. Je n’ai pu l’abréger tant tout ce qui s’y trouve est étonnant.

En débarquant à Montréal, après la classique et splendide descente du Saint-Laurent, je vis un drapeau tricolore au-dessus d’une porte. J’en induisis que le consul français habitait là. Quelques mètres plus loin, autre drapeau; troisième drapeau, tout près; puis un quatrième, puis un cinquième, puis dix, vingt, etc. Quelle que soit notre prodigalité de fonctionnaire, je ne pouvais admettre qu’il y eût tant de consuls français à Montréal. J’appris alors que c’était la Saint-Jean-Baptiste, fête nationale au Canada; et, à cause de cela, on pavoisait la capitale de la grande colonie anglaise avec des drapeaux tricolores.

 

Le loyalisme des sujets canadiens ne saurait faire de doute; ils sont d’autant plus respectueux de la domination anglaise qu’ils s’en sont affranchis à peu près complètement.

 

Mais il y a une bonne moitié du Canada qui est restée française de mœurs et de langue. Et les Parisiens transportés là-bas en restent ébahis; à Montréal et à Québec, tout a l’apparence française. Québec ressemble à une vieille cité normande, où les rues ont le je ne sais quoi de familier, de pittoresque et d’incommode qui n’appartient qu’à nos villes. Cela rappelle Honfleur et un peu Saint-Malo.

 

Montréal est plus américanisé, mais il y règne cette particulière joie de vivre des peuples latins, et quelle langue savoureuse parlent les Canadiens : avec le plus pur accent normand ! Vous prenez cl’ char ! Et cette race, vivace, solide, allègre, se multiplie d’une façon formidable, on m’explique pourquoi.

 

Jadis, lors de la conquête anglaise, les Français de classe aisée quittèrent en masse le pays. Il ne resta que les ouvriers, les gens du peuple trop pauvres pour se payer la traversée; et, de ce fond populaire, et par conséquent plein de ressources, sortit un peuple français nouveau sans croisement anémiant. Il faut voir ces gaillards résistants : bons enfants, bavards comme des vrais Français; finauds et malins comme de vrais Normands, et qui prospèrent dans une contrée dont la richesse semble éternelle.

 

Je causais avec plusieurs d’entre eux, dans le train qui nous menait vers la rivière Saguenay. On en vint à parler de la population canadienne. L’un de nos interlocuteurs me dit : L’émigration en Amérique commence à se calmer; il y a près de deux millions de Canadiens-français qui nous ont quittés pour s’établir aux Etats-Unis, à Chicago surtout, et qui ne reviendront plus. Mais maintenant, les nôtres comprennent qu’il vaut mieux rester au pays. Il y a de la place pour tout le monde, bien que les familles soient assez belles chez nous.

 

Vous avez des enfants ? interrogeai-je.

 

Moi, je n’ai pas à me plaindre; j’en ai dix-huit !

Dix-huit ! mais c’est terrifiant.

C’est terrifiant pour vous, Français; mais chez nous c’est fréquent. Il y a même des familles qui ont plus d’enfants que ça !

Comment faites-vous pour les faire vivre ?

Oh ! … on y arrive. Même qu’on vit bien. Le fermier n’épargne pas comme chez vous; et, en temps de crise, il se trouve parfois bien gêné. Tenez, quand la crise des blés est tombée sur nous à l’improviste, il y a eu de l’ennui; alors on s’est mis à faire de l’élevage, et tout a bien marché de nouveau. Le pays est bon : le bois donne toujours; on est obligé de le gâcher. Regardez plutôt.

 

Il me montra les pays que nous traversons. Au sortir de Québec, la forêt nous a pris; elle ne nous lâche plus jusqu’au terme du voyage, à une journée de chemin de fer de Québec. Or, des deux côtés de la voie, sur une épaisseur de plusieurs kilomètres, cette forêt a été dévastée par un incendie. L’aspect du bois désolé est saisissant; les arbres, rongés par le feu, ne sont plus que des pieux noircis, baignés d’un brouillard funèbre. Des échalas noirs s’écroulent les uns sur les autres; c’est un étrange paysage de purgatoire, d’une tristesse navrante; mais déjà des arbustes nouveaux s’élancent de terre; les plantes grimpantes rampent le long des fûts calcinés; des bouquets de verdure couvrent la terre. La forêt regagne le terrain perdu.

 

Vous voyez ce que le feu a fait ? reprend mon Canadien. Le désastre s’étend sur des milliers d’hectares. C’est le chemin de fer qui a enflammé les taillis. La saison était très sèche, tout a flambé comme de la paille. Eh bien, dans trois ans, il n’y paraîtra plus.

Cependant la perte a dû être immense ?

Pas trop, parce que, il faut vous dire, ça avait déjà brûlé quinze ans auparavant.

C’est réglé, il faut que ça brûle tous les quinze, vingt ans. Alors, on choisit dans les restes du feu les arbres qui peuvent être utilisés; on les jette à la rivière. Nous passions le long de petits lacs reliés par de minces cours d’eau, où flottent d’interminables trains de bois, allant vers les scieries mécaniques. Ces usines étaient presque les seules habitations que nous rencontrions. Par-ci, par-là, des pavillons de pêche appartenant à des clubs américains, et gardés par des Indiens; et puis la forêt calcinée partout, partout, Le Canadien me dit encore :

Voyez-vous, il ne faut pas trop s’effrayer du feu; dans certaines régions, il nous faut bien faire place nette pour cultiver; on ne peut pas abattre tous les arbres, ce serait trop long, il faudrait des années ! Et à quoi emploierions-nous tout le bois ? Aussi, on commence par flamber quelques hectares de forêt. C’est plus rapide et plus pratique, et ça engraisse la terre.

Mais pensez-vous aux dégâts irréparables ! Il y a sans doute des pièces uniques, des chênes énormes qui sont perdus ainsi ?

Certes, on gaspille les essences les plus rares. Mais que voulez-vous ? Il n’y a pas moyen de faire autrement. Faute de cours d’eau ou de chemins de fer, on est obligé d’avoir recours au feu, et souvent on brûle plus qu’on ne voudrait. Ceux qui essaient d’agir autrement s’en trouvent mal.

Tenez, il est venu dernièrement un Français, avec dix mille dollars de capital. Il a acheté un bout de forêt avec un étang au milieu; il s’est dit Je vais être plus malin que les autres. Je ne brûlerai pas le bois, je déssècherai l’étang. Et quand ça été fini, la terre était trop molle, on ne pouvait pas la travailler. Mon Français s’est obstiné; il a mangé jusqu’à son dernier sou, et il est parti en disant Quel sale pays ! Il aurait dû ne s’en prendre qu’à lui-même.

 

Les Français qui viennent chez nous n’ont pas la patience de se mettre en apprentissage. Du reste, on ne fait rien pour leur faciliter l’accès au pays. Croiriez-vous qu’il n’y a pas une ligne de bateaux entre le Canada et la France !

 

Il faut vraiment que les Canadiens tiennent au drapeau tricolore, car nous ne le leur montrons pas souvent.

Qui est donc ce Pierre Veber ? Probablement le dramaturge, auteur de romans et de contes humoristiques, né en 1869 et décédé en 1942. Mais il n’est pas Belge, il habita Paris toute sa vie. Pourquoi alors intituler cet article Impression d’un Belge ? Erreur du journal La Patrie ? Peut-être. D’ailleurs, on lit bien que toutes les références de Veber dans ce texte sont françaises et non belges.

 

10 commentaires Publier un commentaire
  1. Katy Létourneau #

    Quel beau texte coloré en effet. C’était bien de le laisser tel quel.

    J’aime particulièrement :  » … cette race, vivace, solide, allègre, se multiplie d’une façon formidable… » et le  » …sortit un peuple français nouveau sans croisement anémiant… ». hihihi…

    Quelle belle langue nous avons et c’est quand je lis des textes de cette qualité que je me rends compte du peu de vocabulaire que nous avons maintenant. « Des échalas », j’aurais surement utilisé « piquet ». Nous « sous-utilisons » notre français et voilà que l’on veut donner de l’anglais intensif à nos jeunes.

    Oups!

    Merci, j’ai adoré! Katy

    31 octobre 2011
  2. Jean Provencher #

    Merci beaucoup, chère Katy.

    31 octobre 2011
  3. Yves #

    Je suis étonné tout autant que vous et ce Mr. Veber, et cette pratique de brûler des hectares de forêt m’ était totalement inconnue, mais à bien y penser fort logique. Mais j’ aime surtout cette confiance et ce controle de son environnement et de sa vie qui semble habiter ce père de 18 enfants.

    Visiblement, il a rencontré toute un bonhomme ce Mr. Veber et nous aussi…

    Merci j’ adore

    31 octobre 2011
  4. Jean Provencher #

    Merci, cher Yves. Ah, je vais vous dire, j’aime beaucoup ce texte. Il m’était absolument impossible de l’amputer de quoi que ce soit. Au sujet du brûlage des forêts, cela se pratiquait partout au Québec, et ailleurs dans le nord-est du continent, dans les territoires de colonisation.

    31 octobre 2011
  5. Jean Robert Faucher #

    Bonjour Jean,

    Mille bravos pour le Gérard-Morrisset, y’a longtemps que le Québec t’en devait une…

    Si Jean Hamelin a été important dans ta carrière, pour moi ça été un certain Jean Provencher qui m’a donné le goût de faire connaître le patrimoine culturel le plus souvent que je ne peux..

    À BIENTÔT…

    1 novembre 2011
  6. Jean Provencher #

    Merci, cher Jean-Robert. Je suis un choyé.

    1 novembre 2011
  7. zed bono #

    Absolument délicieux, ce texte. Comme un petit bout de film, une incursion dans le passé (je suis visuelle, alors j’ai tout imaginé!).

    Quelle trouvaille! Merci!

    4 novembre 2011
  8. Jean Provencher #

    Merci, chère Zed. Vous voyez que je ne pouvais absolument l’amputer de quoi que ce soit.

    4 novembre 2011
  9. claude lamontagne #

    MERCI BEAUCOP TRÉS INTÉRESSANT.
    SINCÉREMENT J’AIME.BEAUCOUP.

    8 novembre 2011

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