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Le chevreuil domestiqué

J’habite une région où vivent des chevreuils. Sont-ils nombreux ? Je l’ignore. Chose certaine, ils l’étaient il y a 100 ans, c’est ce que racontent les anciens.

Quoi qu’il en soit, je ne savais pas qu’il était possible de domestiquer un chevreuil. Dans Le Monde illustré du 23 novembre 1889, le chroniqueur Raoul Renault reproduit la lettre qu’il envoya un jour au naturaliste de Québec, James MacPherson LeMoine, sur son chevreuil domestiqué. Il nous écrit : «Croyant que cette lettre pourrait vous intéresser quelque peu, et vous faire rire un tantinet, je me permets de vous en donner une partie ci-dessous».

C’est un mâle. Il est parfaitement apprivoisé. Nous le laissons vagabonder tout le jour aux alentours de la maison et jamais il ne s’en éloigne que pour aller voir passer le monde au chemin. Il aime la compagnie voyez-vous, et il ne se plaît que parmi les bipèdes. Drôle de goût, n’est-ce pas, étant donné ses quatre pattes ?….

Il a certainement étudié l’hygiène. C’est pour cela qu’il ne manque jamais, tous les jours, de prendre de l’exercice, même violemment. Il n’est pas du tout sédentaire. Aussi sommes-nous tout décontenancés lorsque, pendant que nous le cajolons et le flattons, il nous part d’entre les jambes comme une bombe, son bout de queue roide et droit en l’air en guise de pavillon ou de gouvernail, et se dirige d’un trait, en plusieurs entrechats plus ou moins réguliers, au bout opposé de notre propriété. Rendu là, il s’arrête subito, comme dit papa, regarde en arrière, le nez au vent et les narines dilatées, et s’en revient sur le même train, faisant des sauts de côtés, comme les jeunes veaux quand ils sentent du vent.

Rien de plus drôle que de le voir ainsi gambader. On dirait qu’il fait cela pour nous amuser, car il a l’air à regarder l’effet désopilant produit sur nous par sa course folle; et s’il voit que nous rions à nous en rompre la rate, rien de plus pressé pour lui que de recommencer ses courses échevelées avec addition de cabrioles et de ruades à s’en désarticuler l’arrière-train.

Ces petites bêtes sont vraiment intelligentes, il faut les étudier de près et les voir tous les jours pour s’en rendre compte. J’oserais même dire qu’une fois domestiquées, elles ont la fidélité et la reconnaissance du chien pour celui qui en prend soin.

Mais je ne sais pas par quelle bizarrerie, les chevreuils ont une antipathie prononcée pour le beau sexe. Peut-être pouvons-nous attribuer cela aux traditions qui ont su se conserver chez les chevreuils et lesquelles traditions leur ont peut-être appris que c’était une femme qui avait été la cause de la dégénérescence de l’homme et des créatures que celui-ci avait à son service, et que cela devait être attribué à une simple curiosité féminine et gastronomique. Je n’oserais rien affirmer, car je n’ai aucune preuve; mais toujours est-il qu’il n’ont pas en très haute estime les Vénus que nous chérissons, nous, les premières victimes du péché de leur grand-maman Eve.

La vue des vieilles filles, surtout celles qui ont le bonnet de Ste-Catherine enfoncé jusqu’aux oreilles, semble plus particulièrement exciter la colère de notre chevreuil. Il se plaît à leur faire des peurs bleues en fonçant à fond de train sur elles sans cependant leur toucher.

Il finira, ce gaillard-là, par nous jouer quelques mauvais tours. Il a déjà failli en faire tomber deux en syncope. En tous cas, je tiens toujours mes flocons de sel à la main et le fouet dans mes poches.

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