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Texte d’un autre temps, texte étonnant

Quelle conception surprenante de la marche du temps, de l’histoire de la civilisation ! Voici l’œuvre d’une grande sensibilité. Ayez la patience de traverser cette grande réflexion sur le temps. Certains des propos sont bouleversants.

Le journal Le Canadien (Québec) du 4 octobre 1889, reprenant ce texte fort bien écrit du Moniteur du Commerce, un hebdomadaire montréalais, lui donne le titre de «La Marche du progrès».

 

Telle découverte, la plus grande peut-être, a perdu par la vulgarité de l’usage une partie de sa gloire et de son droit à la reconnaissance; ainsi, nous rompons chaque jour le pain dans l’indifférence sans songer un instant qu’une miette tombée de notre table a été un jour tout un monde nouveau.

Mais reportons-nous pieusement par la pensée à la première apparition de la charrue. Quel jour de bénédiction que celui où l’homme fendit la glèbe pour la première fois et confia au sein de la terre la graine de l’épi ! Quel coup de main sublime pour sa destinée ! On comprend facilement que l’antiquité ait divinisé le premier inventeur du sillon, qu’elle ait fait du pain quelque chose de sacré et qu’après avoir porté sur l’autel la chair de l’agneau, elle ait servi depuis la pâque sans levain, car le pain a racheté l’homme de la faim, et en le rachetant de la faim, l’a émancipé de la barbarie.

La Grèce disait dans son poétique bon sens que Cérès avait inventé la loi; elle aurait pu ajouter encore la civilisation; car pour comprendre la sublimité de l’invention, prenons l’idée à rebours. Supprimons la moisson et l’humanité croule aussitôt.

Mais l’homme n’a pas qu’un besoin, le besoin de manger, et qu’un aiguillon par conséquent pour le pousser au progrès. Il a d’autres besoins encore, et, à leur injonction, d’autres idées à mettre en réquisition, et d’autres progrès à faire pour compléter son corps et vivre en équilibre avec la nature.

Une puissance occulte semble avoir, à certain moment, épilé à dessein l’épiderme de l’homme pour le livrer sans défense aux caprices de l’atmosphère.

Chaque jour, un peu plus tard ou un peu plus tôt, la nuit jette l’ombre sur lui et le prend comme sous un filet. L’obscurité le condamne à l’inaction, il perd ainsi une partie de son existence.

Il a sans doute dans la conformation savante de sa main un admirable clavier de mouvement pour le travail; mais simple outil de chair, elle sécherait à l’œuvre sur la branche ou sur la pierre, avant de pouvoir la fendre ou la briser.

La main ne saurait plus retenir le liquide; le liquide coule, glisse entre ses doigts et tout un monde échappe ainsi jusqu’à nouvel ordre à sa domination.

Enfin, le temps fuit d’une marche silencieuse sans que l’homme puisse jamais saisir la cadence de son pas dans l’espace et régler sur l’heure le travail de la journée — voilà le problème à résoudre.

L’homme commence par le couvert immédiat du corps, par le vêtement; dans le principe, c’est-à-dire à l’état chasseur, il porte la peau de bête séchée au soleil; mais après voir passé de l’état de chasseur à l’état pastoral, il file la laine et prend le manteau.

Avec le temps, il passe à la vie agricole et, un jour, il remarque à côté du champ de blé une céréale dont la tige broyée et blanchie à la rosée du matin donne un tissu plus frais et plus léger que la laine. L’invention du drap ou de la toilette marque tout un ordre de sentiment dans l’humanité.

L’heure continue de couler, la civilisation grandit et va chercher au Levant sur la feuille du mûrier une étoile aérienne en quelque sorte et répand sur elle l’inépuisable palette de l’aurore; l’homme a trouvé la soie pour en orner sa compagne.

Après le vêtement la maison; l’homme a deux enveloppes.

À l’origine, il, vit au jour le jour, à la poursuite du gibier, il remise sous la hutte ou dans le creux du rocher. Bientôt, il garde le troupeau, il file la laine, il la tisse, il la tend sur sa tête au coup du crépuscule et il dort à l’abri de la tente, habitation flottante vagabonde qu’il plante et qu’il lève sans cesse en quête de pâturage, l’entraîne à sa suite de contrée en contrée.

Mais à peine a-t-il pris racine au champ qu’il bâtit sa maison en pierre et la recouvre d’une charpente. La maison consiste alors en une seule pièce vide, nue, faite à l’image et sur le mode de la pauvreté et de la simplicité de cette époque de civilisation.

L’homme secoue la poussière de la glèbe et entre dans la cité. Il accroît alors son existence, il l’accroît par l’industrie, il l’accroît par la science, par l’art, l’étude, la sympathie, la conversation. Pour faire place à cet accroissement complexe et multiple de sentiment et d’idée, de puissance et de richesse, il élargit sa demeure à la mesure du progrès et il la distribue et l’organise en autant de cellules qu’il a d’hospitalités à donner; ici, la salle du festin, ici, le gynécée, plus loin la buanderie, plus loin l’étable, plus loin la cour, le jardin, le verger.

L’homme procède toujours du simple au complexe dans la dilatation continuelle, ou plutôt dans la transformation continuelle de sa chrysalide. Il met d’abord tout son luxe sur son corps; mais à mesure qu’il monte en grade, c’est-à-dire en civilisation, il repousse à une plus grande distance cette dépense somptueuse et il la reporte sur son habitation qui est en quelque sorte une extension de l’habit.

Enfin lorsqu’il a épuisé là tout le développement d’art dans un siècle donné, lorsqu’il a converti en meubles et en décors tous les nouveaux sentiments dont il a fait l’acquisition, alors sa vie intérieure toujours plus abondante, toujours plus bouillante, aux ambitions plus expansives toujours plus larges, déborde les murailles et rayonne à travers les champs, en parcs et en jardins, en serres et en parterres.

Mais la maison représente quelque chose de plus que la pierre étagée sur la pierre et liée par le ciment. Elle a aussi sa vie, son âme et cette vie, cette âme, c’est la lueur vive du feu qui joue avec l’ombre et frémit au plafond.

Et qu’est-ce que le feu dans l’humanité ? Le signe et le gage de sa domination sur la nature, l’homme règne avec l’aide du feu, et porté par le feu il avance triomphalement dans la civilisation. Il a trouvé le secret d’allumer sa torche et, la flamme à la main, il remplit le rôle de Dieu sur la terre, il remplace le soleil; il nivelle le climat, il déblaie la forêt, il pétrit le fer et l’assouplit à son usage et le transforme en soie, en vrille, en soc, en hache, en épée, en cuirasse.

Il dépose d’abord le feu sur l’âtre, foyer primitif de l’enfance de l’humanité. Chaque soir, la branche d’arbre flamboyante sur la pierre groupe la famille. C’est l’heure de la veillée; la femme file la quenouille, l’aïeule met en la mémoire de ses petits enfants l’histoire des faits et gestes des ancêtres de qui elle l’avait apprise elle-même, pendant que le temps s’écoule jusqu’à l’heure du sommeil.

Mais qu’est-ce que le temps ? Où était-il autrefois ? Comment l’homme en a-t-il pu faire la conquête, à cette époque encore trouble de l’histoire où il végète lentement sur une terre qui tourne sous son pied, qui l’entraîne à son insu, l’engloutit dans l’ombre et le ramène à la lumière sans lui montrer d’autre signe, sans lui tracer d’autre notion de l’heure que le lever et le coucher du soleil ?

 

Quel est, ma foi, l’auteur de ce texte ?

Ci-haut, un laboureur, accompagné de sa belle, tenant la charrue tirée par deux bœufs. Cette magnifique pièce d’art étrusque archaïque se trouve à Rome, au Musée national étrusque de la villa Giulia.

 

http://fr.wikipedia.org/wiki/Cérès_(mythologie)

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