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La Grand-gigue

Connaissez-vous Jean-Paul Filion ? J’allais vous dire «Y’a pas plus Québécois que lui». Je blague, bien sûr, car il s’en trouve d’autres également. Mais il n’empêche, il fut bien attaché au pays et su le dire et le chanter. Il est né en 1927 à Notre-Dame-de-la-Paix, dans le comté de Papineau, mais a grandi à Saint-André-Avelin. Fils de violoneux, il le devint lui-même.

Il étudia à l’école des Beaux-Arts à Montréal et fut décorateur, en particulier pour la télé de Radio-Canada. Né trop tôt pour l’ère des boîtes à chansons où il aurait assurément connu de beaux succès, il est l’auteur de La parenté et Monsieur Guindon, chansons rendues célèbres par Jacques Labrecque. Il a écrit des téléthéâtres, a publié des recueils de poésie et son long texte La Grondeuse, un hommage à son père qu’il dit lui-même sur un disque où il s’accompagne du violon, est fort émouvant. Jean-Paul Filion est décédé le 27 décembre 2010.

L’ami Gaston Miron a écrit à son sujet : «À cette époque étouffante d’avant 60, il procède à une libération personnelle et à la mise à jour de nous-mêmes. Il s’inspire de son père, manieur d’archet, gigueur, inventeur de reels, il renoue avec l’art populaire de la Bolduc. Il puise au fond commun de l’Outaouais où il est né, pour dégager la chanson des généralités et chanter sa vie, son expérience, mais aussi pour protester, revendiquer, mettre en scène une galerie de personnages…»

Coupons court. Pour vous le présenter, voici son texte La Grand-gigue, qu’il dédie à Gaston Miron et ouvre son recueil de poésie Demain les herbes rouges publié aux Éditions de l’Hexagone, à Montréal, en 1962. Voilà du souffle.

 

I

Le feu dans les rideaux de jute
Le feu dans les «châssis-doubles»
Le feu dans les murs de «maisons canadiennes»
Partout le feu
D’Halifax à Vancouver
Partout la griffe, la langue
Le croc, la faux du feu
Dans les plumes rabougries de nos terres à frimas
Et ne crions pas : Au secours
Que demain l’on se baigne aux moirures du vent.

O manne de soleil fracassé !
Tempête d’herbes rouges à fauverie
Essaim de cuivreux boomerangs criblant l’aire de nos enclos ternis
Vienne ton beau pétillement d’épinette
Fringuer sur nos «battures» de feuilles mortes
Ta moisson comme un embout
Aux fêlures des bourbiers hérités.

Nos cabanes de souffre et de dynamite
Nos prisons crépies de voix volcaniques
(mûres à jeter au fourneau de l’aurore)
Nos tombeaux de bois sec
Nos cellules pyrotechniques
Nos essences en réservoir
Nos chansons en muselière
Nos cris appareillés sous les harnais
Milliers de flambeaux arrimés dans les soutes de la Saint-Jean nouvelle.

 

II

Feu-délire
Feu qui délivre
Feu qui fauche la mort, «flaube» l’ennui de son fouet d’éclair et de fauve écume
Feu fou roulant sous les poulies de l’aube
Forge à vertige
À voilure, à torpillage, à crémation
Raflant les mottes de nos jours glaiseux
Forge «manivellée» de révolte
Grande forge comme une gueule aux glaçons de nos yeux
Je te reçois à âme ouverte
Je te reçois pour peupler notre espace
Toi et ta danse
Et ta fête et ton chant.

 

III

Plaines en fusion
O gigue du feu sur le parquet du continent !
Gigue aux doigts comme des drisses à l’arbre de résine et de sève
Feu se lovant dans les huniers à feuillage
Dans la mâture des forêts
Dans les chicots et les maïs fulminant à contre-pluie
Flambée de friches, de cailloux et de Rocheuses
Feu ô Toi qui claques du talon sur la toiture des mines
Ta danse en ce juillet fait ma joie d’être au monde
Et j’embrasse l’invention des cimetières où iront s’entasser les corps de la misère.

Amphithéâtre-Canada
Hurle ta fougue houleuse et superbe par-delà tes murailles de glace
Que tes salves de rires percutent contre les exils
Amphithéâtre-Canada
Danse ô danse tant
Que les hauts murs du Grand Nord
Puissent une seule fois afficher tes fantômes ignifères.

 

IV

Gigue le feu
Oh! gigue donc, gigue donc
C’est moi qui tiens le violon
«Swing», roule, tourne et tourbillonne
Tape du pied sur les provinces
Tes bras ballants tisonnant l’eau

 Gigue beau feu
Oh ! gigue tant, gigue tant
Que l’on entende d’Argentine
Le tumulte de ta folie

 Rouge pays de joie
O monde d’héroïque euphorie
C’est ici que j’abaisse mon long coup d’archet
Ainsi que tu l’auras voulu
Au jour sombre de notre mélancolie.

 

L’image ci-haut est la page couverture de son recueil de textes publié par Leméac/L’Hexagone en 1973. La photographie est d’André Leclerc.

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