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Si chère Clarice

Un mot sur elle d’abord. Clarice Lispector est née le 10 décembre 1920 de parents juifs dans un petit village d’Ukraine, Tchéchelnik, et est décédée le 9 décembre 1977, tout juste avant son 57e anniversaire, à Rio de Janeiro, au Brésil. Alors qu’elle n’a que deux mois, sa famille déménage au Brésil. Toute sa vie, sa passion sera d’écrire. On lui doit des romans, des nouvelles, de la littérature pour enfants et de nombreux articles comme journaliste. L’écrivain latino-américain Gregory Rabassa a dit d’elle qu’elle ressemblait à Marlene Dietrich et écrivait comme Virginia Woolf.

Elle publie Agua viva en 1973. Dès sa parution, cet ouvrage est reconnu comme un chef d’œuvre. Le critique brésilien Leo Gilson Ribeiro écrit, en septembre 1973, que ce livre élève la littérature brésilienne à un état de perfection. Et voilà qu’en 1980, il est publié en édition bilingue aux Éditions des Femmes, à Paris.

C’est là un ouvrage difficilement qualifiable, philosophique, poétique et profondément personnel, un long fleuve. Qu’il faut attaquer par bouchée, en se donnant le temps de méditer entre chaque bouchée. Rien du roman, donc, qui commanderait de le traverser en une soirée.

Dans le journal français Le Monde du 20 février 1981, sous le titre «Clarice Lispector et le cœur des choses», l’écrivain et critique belge d’expression française Hubert Juin ouvre le compte-rendu qu’il fait de cette publication par ces mots : «Les derniers livres publiés par Clarice Lispector : La Passion selon G. H. et Agua viva, ne sont pas des romans, ou, plus exactement, des fictions. Journaux de ce qui se passe à l’intérieur de celle qui écrit ? Oui et non. On songerait aussi bien à une méditation continue. Cela s’écrit avec des brisures et de somptueuses envolées. Le lecteur bascule du lyrisme au constat. Clarice Lispector précise son propos dans Agua viva, lorsqu’elle déclare : « Ce n’est pas un message d’idées que je transmets mais une volupté instinctive de ce qui est caché dans la nature et que je devine.»

* * *

Voici quelques extraits de l’ouvrage.

Mon thème est l’instant, mon thème de vie. Je cherche à lui être pareille, je me divise des milliers de fois en autant de fois que d’instants qui s’écoulent, fragmentaire je suis et précaires les moments — je ne me compromets qu’avec la vie qui naît avec le temps et avec lui grandit : c’est seulement dans le temps qu’il y a de l’espace pour moi.

Que te dirais-je ? Je te dirai les instants. Je m’exaspère et ce n’est qu’alors que j’existe et sur un mode fébrile. Quelle fièvre : arriverai-je un jour à arrêter de vivre, pauvre de moi, qui meurs tant. Je suis le chemin tortueux des racines fendant la terre, j’ai pour don la passion dans le brûlage de tronc sec, je me tords aux flammes. À la durée de mon existence, je donne une signification occulte qui me dépasse. Je suis un être concomitant : sont réunis en moi le temps passé, le présent et le futur, le temps qui palpite au tic-tac des horloges.

Je vais m’arrêter un peu, car je sais que Dieu est le monde. C’est ce qui existe. Je prie ce qui existe. Ce n’est pas dangereux de s’approcher de ce qui existe. La prière profonde est une méditation sur le rien.

Ce que je n’aime pas c’est quand on fait couler du citron dans mes profondeurs et que je me tords toute. Les faits de la vie sont-ils le citron sur l’huître ? Est-ce que l’huître dort ?

Suis-je libre ? Il y a quelque chose qui me retient encore. Ou est-ce moi qui me retiens à elle ? C’est aussi ainsi : je ne suis pas tout à fait sans entraves puisque je suis en union avec tout. D’ailleurs, une personne est tout. Ce n’est pas lourd à porter parce que simplement on ne porte pas, on est le tout.

J’écris au courir des mots.

L’érotisme propre de ce qui est vivant est répandu dans l’air, dans la mer, dans les plantes, en nous, répandu dans la véhémence de ma voix, je t’écris avec ma voix.

Marcher dans l’obscurité complète en quête de nous-mêmes, c’est ce que nous faisons.

Je veux qu’on m’enterre directement dans la terre bien que dans le cercueil. Je ne veux pas être mise en tiroir dans le mur comme dans le cimetière Sao Joao Batiste, qui n’a plus de place en terre. Alors ils ont inventé ces parois diaboliques où on est comme dans une archive.

Je veux mourir en vie. Je jure que je ne mourrai qu’en profitant du dernier instant. Il y a une prière profonde en moi qui va naître je ne sais pas quand. Je voudrais tellement mourir en santé.

J’entends maintenant le cri ancestral en moi : il semble que je ne sais pas qui est plus la créature, si c’est moi ou la bête. Et je me confonds toute. J’ai peur, semble-t-il, d’envisager des instincts étouffés que devant la bête je suis obligée d’assumer.

Tenir un petit oiseau dans la paume mi-fermée, c’est terrible, c’est comme avoir les instants tremblants dans la main. Le petit oiseau effarouché bat confusément des milliers d’ailes et soudain on a dans la main mi-fermée les ailes fines se débattant et soudain ça devient intolérable et on ouvre vite la main pour libérer la proie légère. Ou bien on la livre vite au propriétaire pour qu’il lui donne la plus grande liberté relative à la cage. Les oiseaux — je les veux sur les arbres ou volant loin de mes mains.

Ne pas être née bête, c’est une mienne secrète nostalgie. Parfois elles clament du loin maintes générations et je ne peux répondre qu’en devenant inquiète. C’est l’appel.

Et si mourir a le goût de la nourriture quand on a très faim ? Et si mourir est un plaisir, un plaisir égoïste ?

Je dénonce notre faiblesse, je dénonce l’horreur hallucinante de mourir — et je réponds à toute cette infamie par — exactement ceci qui va maintenant resté écrit — et je réponds à toute cette infamie par la joie. La très pure et très légère joie. Mon seul salut est la joie. […] D’ailleurs, je ne veux pas mourir. Je m’y refuse contre «Dieu». Allons-nous ne pas mourir comme défi ? Je ne vais pas mourir, tu entends, Dieu ? Je n’ai pas le courage, tu entends ? Ne me tue pas, tu entends ? Parce que c’est une infamie de naître pour mourir on ne sait ni quand ni où. Je vais être très joyeuse, tu entends ? Comme réponse, comme insulte. Une chose que je garantis : nous ne sommes pas coupables. Et j’ai besoin de comprendre pendant que je suis vivante, tu entends ? Parce qu’après ce sera trop tard.

 

Dans ma bibliothèque, l’ouvrage Agua viva de Clarice Lispector prend place parmi mes livres de sagesse, ces livres si précieux qui m’ont nourri, bâti même, et dont je ne veux absolument pas me départir.

Carlos Drummond de Andrade, l’un des principaux poètes de la littérature brésilienne, a écrit au sujet de Lispector :

Clarice came from a mystery.
And left for another.
We remain in ignorance
of the essence of the mystery.
Or the mystery was not essential,
it was Clarice traveling in it.

 

La photographie de Madame Lispector provient du site Jewish Women’s Archive, Jewish Women, a comprehensive historical encyclopedia.

3 commentaires Publier un commentaire
  1. josee jacinthe #

    merci de ce partage monsieur Provencher. c est un beau texte; vibrant, au titre évoquateur.

    à ma renseigner, Clarice Lispector a publié ce livre en 1974 et est décédée en 1977.

    10 juillet 2013
  2. Jean Provencher #

    Mon ouvrage des Éditions des Femmes, chère Vous, dit bien que la publication originale d’Agua Viva, en portugais, date de 1973.

    10 juillet 2013
  3. josee jacinthe #

    merci de la précision; ce que je voulais noter est que l’auteur est décédée bien peu de temps après la publication du livre, et, de ses interrogations.

    12 juillet 2013

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