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L’été des Sauvages

Il est bien tard, la première semaine de novembre, pour parler de l’été des Indiens. Même qu’il n’est pas rare que les premières neiges nous arrivent à ce temps-ci de l’année. Mais voilà que paraît dans L’écho des Bois-Francs du 4 novembre 1899 un long texte sur le sujet. Un texte écrit divinement, venu d’une observation attentive des faits de la nature, par une dame habitant le sud de l’Ontario, la région de Windsor, je dirais, près de la rivière du Détroit, dit-elle, nous décrivant donc ce qu’elle appelle « L’été des Sauvages ». Quel bonheur ! La voici, cette dame.

Au Canada, quand les premières gelées se font sentir, en octobre ou plus tard, le paysage vient d’une grande beauté; les arbres sont de toutes les couleurs, c’est-à-dire de toutes les nuances de vert, de brun, de rouge, et de jaune. On voit des arbres qui, éclairés du soleil, ont en entier leur feuillage couleur d’or; ils sont magnifiques.

En octobre et novembre, vient un temps qu’on appelle l’été de la Saint-Martin ou des Sauvages, qui, à mon sens, est délicieux. C’est surtout dans la partie la plus au sud du Haut-Canada qu’on en jouit le plus longtemps et qu’on l’a dans toute sa beauté. Ce temps est calme et chaud. Le soleil paraît rouge et l’on définit bien sa rondeur. Ses rayons sont éteints par une espèce de fumée, à laquelle on donne pour cause l’embrasement des vastes prairies de l’Amérique, à l’ouest et au nord.

Cette vapeur, se mêlant à la lumière, donne un ton plus moelleux à tous les objets. La crête des légères vagues des eaux reluit d’un éclat métallique. Les arbres, se dépouillant du reste de leurs feuilles, n’en sont pas moins beaux; la touffe de feuillage au bout de la branche, la feuille volant dans l’air, le gros tronc, la menue tige, sont éclairés d’une lumière dorée qui fait tout reluire; les champs, quoique moissonnés, plaisent encore. Les couchers de soleil sont, dans cette saison, d’une beauté surprenante.

Le soleil est entouré de nuages aux formes les plus bizarres et les plus saisissantes. Tantôt, ce sont montagnes sur montagnes, aux couleurs les plus grandioses, leur partie éclairée est ou rose ou argent. Le Canadien n’a pas besoin de faire le tour du monde, d’aller visiter la Suisse ou l’Himalaya, pour connaître la grandeur de la nature dans ce genre; dans un des beaux jours de ce doux automne, qu’il lève les yeux au ciel, et il y verra des Alpes aériennes auxquelles les terrestres ne peuvent sans doute être comparables. Ma belle-mère, Suisse de naissance, m’assure que rien ne ressemble plus aux montagnes fameuses de son pays que ces nuages d’automne.

Très souvent, pourtant, ces nuées sont d’une légèreté qu’on ne peut décrire et de toutes les figures imaginables dont la plus ordinaire est celle d’un rets, dont les mailles sont ou d’or ou d’argent, sur un fond rose, orange ou bleu clair et même, quoique rarement, d’une teinte verte. Alors, vraiment, le spectacle est enchanteur, et l’on pardonne presque aux sauvages d’avoir cru le soleil une divinité. On attribue ces beaux effets au voisinage des grands lacs.

Les champs alors, près de la rivière du Détroit, pays dont je parle maintenant et qui est encore, en grande partie, habité par des Canadiens d’origine française, sont dépouillés de leurs produits; mais une quantité de belles plantes sont encore en fleurs, telles les immortelles blanches, les superbes verges d’or, la molène, longue de plusieurs pieds, diverses espèces de soleils et de marguerites, la cardinale bleue et une foule d’autres.

Le blé d’automne aussi, qu’on ne peut cultiver dans le Bas-Canada, vu la rigueur des saisons, il est dans ce moment en pousse, et l’œil se repose avec un singulier plaisir sur un pré de couleur d’émeraude, quand il est entouré d’une bordure de plantes aux couleurs les plus riches.

Si l’on jette la vue plus haut, on voit des vergers encore chargés de fruits, que leur trop grande abondance et le défaut de bras ont empêché de cueillir. Ces branches sans feuilles, mais garnies de fruits, font le plus joli effet du monde. Au soleil, on entend, de tous côtés, bruire des insectes, jouissant, comme l’homme sans doute, des derniers beaux moments de l’année. Il y a surtout une espèce de cigale qui, fixée au sommet d’un arbre, ne quitte plus son gîte, et qui, nuit et jour, pendant des semaines entières, fait incessamment entendre son chant monotone.

Les deux rainettes, verte et grise, jolies grenouilles grimpantes, accrochées à des arbrisseaux, font résonner, par intervalles, leur croassement agréable, qui ressemble à la syllabe re, répétée en chantant. Puis, une volée d’étournaux, au corps noir et ailes écarlates, s’abat pour picorer les grains oubliées, ce qu’ils font avec beaucoup de célérité, et, en s’envolant plus loin, ils nous assourdissent de leurs ki ki ki perçants.

Enfin, la nuit même est animée; car les ouaouarons beuglent dans leurs marais comme des troupeaux de bœufs, jusqu’à ce qu’on entende comme la corde d’un violon se rompant; à l’instant, le croassement cesse; mais le maître de l’orchestre, ayant sans doute donné l’ordre, il recommence bientôt après.

Combien de fois suis-je restée seule, le soir, sur le bord de la rivière, à écouter ces concerts, tout en suivant de l’œil la marche lente des constellations plus brillantes que jamais, qui me semblait se régler sur ces étranges accords ! C’est alors que mes forces, abattues par les grandes chaleurs de l’été, paraissaient se renouveler et donnaient à mon imagination une activité que l’état indéfinissable de l’atmosphère contribuait peut-être à produire.

 

Jamais, à ce jour, n’ai-je trouvé de texte si généreux, si « abondant », sur l’été des Sauvages. Et bien dommage qu’il ne soit pas signé !

Ce même texte publié dans L’Écho de Charlevoix du 14 décembre 1899 est signé Mme Dandurand.

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