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Séjour à Grosse-Île (première partie)

Connaissez-vous Grosse-Île dans l’archipel de l’Isle-aux-Grues, en aval de la ville de Québec ? De 1832 à 1937, cette île isolée servit de centre de quarantaine pour les immigrants arrivant par le fleuve Saint-Laurent. Aujourd’hui, 19 août 1905, l’Album universel nous offre un véritable reportage d’une dame obligée soudain de séjourner à Grosse-Île, car on signale un cas de petite vérole sur le bateau. La dame signe seulement des initiales de L. C. Véritable pièce d’archives. Le débarquement tient d’abord du sauve-qui-peut. Mais ça se replacera par la suite. Le journal écrit :

Nous devons à l’amabilité d’une des voyageuses retenues en quarantaine cet été à la Grosse Isle le récit pittoresque et fortement documenté que nous donnons ici sur cette station si redoutée de tous ceux qui ont fait un voyage d’outre-mer.

C’est la première fois qu’une pareille documentation est donnée au public. Après cette lecture, nos lecteurs seront convaincus que la Grosse Isle n’est pas une prison et qu’un séjour de quelques semaines y vaut, quand on prend bien les choses, plusieurs mois de villégiature les moins banales.

C’est du moins ce qu’en pense notre collaboratrice anonyme qui y a séjourné trois ou quatre courtes semaines.

« Grande rumeur sur le «Kensington» en arrivant en face de Grosse Isle. Le docteur est à bord et on nous annonce que nous avons un cas de petite vérole. On a hissé le pavillon jaune, et de tous côtés on entend le mot : Quarantaine !!!

Oui ! quarantaine ! Nous sommes bel et bien en quarantaine pour 18 jours. Eh bien, le croirez-vous, ce n’est pas si effrayant que cela une quarantaine. Aussi ne dirais-je pas comme cette bonne vieille Canadienne lors de l’invasion du choléra au Canada en 1834. C’est bien drôle, moi ce n’est pas du choléra dont j’ai peur, mais c’est de la quarantaine. C’est même très amusant. On commence donc par transporter tous les infortunés voyageurs à l’île, ensuite l’équipe des stewards et le cook avec son artillerie, de broches, de moules à gâteaux, etc., le cas se trouve dans les cabines. Quelques marmites encore pleines se renversent en descendant, ce qui jette une note gaie dans ce brouhaha ! Les passagers de troisième, les privilégiés du jour, qui continuent la route vers Montréal sont tous réunis, ils sont au nombre de 1,200, ils assistent à notre départ et quand nous larguons les amarres, ils entonnent un chant d’allégresse dont les échos nous arrivent jusqu’à l’île.

Le petit steamer qui nous avait débarqués à l’île revient du «Kensington» pour la troisième fois. Il porte le reste des bagages et tout le matériel du «Kensington» : tapis, coussins, literie, linge, vaisselle. Tous les voyageurs, hommes, femmes et enfants, reviennent au quai et saisissent des ballots qu’ils chargent sur leurs épaules; d’autres remplissent une charrette de matelas ou de laines et poussent cela vers les maisons. C’est un spectacle curieux et que ma plume est impuissante à rendre. À ce spectacle succède un autre non moins intéressant : c’est un véritable apprentissage de rapine et de pillage. Il faut vous dire que les maisons sont vides de tous meubles, à part le lit, la toilette; chacun craint de ne rien avoir pour se coucher, aussitôt que les matelas et les couvertures arrivent, c’est à qui en aura, celui-ci obligeamment «pour sa petite personne» à porter avec peine un gros matelas du quai à la maison. Un malin le lui arrache et se sauve avec. On se tire, on se pousse; coussin et couverture passent par-dessus les têtes, chacun se constitue son propre valet de chambre et se met en peine de se pourvoir pour la nuit qui approche. On crie, on se bouscule, on appelle les amis, voilà un drap, des serviettes. Gardez-les, tout le monde vole ici, chacun pour soi. Nous avons tous l’air de vandales et de bohémiens.

Deux heures après, tout le monde était pourvu, celui-ci avec trois couvertures et son voisin pas du tout.

L’hôtel que nous occupons est grand, bien aéré, une superbe vue sur la mer, salle de bain, eau chaude, eau froide, électricité partout. Deux grandes salles qui servent à la fois de salon et de salle à manger sont munies chacune de deux immenses cheminées dans lesquelles on brûle des arbres tout entier. À droite et à gauche de ces grandes pièces se trouvent les chambres à coucher, quelques-unes sont avec 4 lits, les lits superposés les uns au-dessus des autres comme sur les bateaux, mais la plupart sont des chambres à deux lits. En dehors de l’hôtel principal, il existe encore huit autres grandes bâtisses pour loger les quarantainais.

L’île a déjà reçu 2,500 passagers à la fois, nous n’y sommes qu’au nombre de 300. Il y a en plus une bâtisse servant de buanderie avec 15 grandes cuves, 6 lessiveuses. La buanderie, comme tout du reste ici, est parfaitement installée. Mais c’est certainement un des endroits les plus curieux de notre île. Tout le monde y vient laver son linge. «Ça se passe en famille.» Il y a des personnes qui n’ont jamais lavé de linge; les messieurs surtout sont d’une maladresse dont on n’a pas idée, Pour eux, tout se met à la fois, linge blanc, de couleur, flanelle, pour un peu ils y mettraient leurs chaussures et leur chapeau. Aussi faut-il voir la couleur du linge blanc au sortir de la lessiveuse. Il rivalise avec la palette d’un peintre, le bleu, le rouge, le violet et le vert se coudoient avec ou sans harmonie. Je vous recommande spécialement la façon de tordre le linge; on l’enroule autour du robinet et on tord jusqu’à extraction de l’eau. Quelque fois, la moitié vous reste en main; mais cela est un détail.

Les dames ne manquent jamais de venir voir le tableau et de se divertir aux dépens des lavendiers improvisés qui font de l’escrime avec les fers à attiser le feu pendant que leur lessive cuit.»

 

Demain, la suite de ce reportage.

Photographie de Jules-Ernest Livernois. Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Saint-Luc_de_Grosse-Ile_vers_1910.jpg

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