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Articles de la catégorie ‘La beauté’

Satprem poursuit sa rencontre avec son ami Gregory.

Nous sommes des témoins. Les archanges douloureux d’un monde qui croule. Nous sommes les fils d’une race nouvelle qui n’est pas encore née, mais qui vibre à travers nous comme un vent chargé de menaces et de pollens nouveaux. Je ne sais pas ce que nous voulons dire, notre oracle est scellé, nos songes sont obscurs, nos signes contradictoires. Nous n’avons pas la clef. Mais nous sommes là sur un seuil nouveau à frapper, frapper comme dut le faire le premier primate dans la forêt, qui voulut être un homme. Et nous nous perdons dans la révolte, perdons dans l’orgueil des victimes, dans la fascination du refus, du désert et des rêves. Mais notre sens n’est point d’être victime, ni de fuir; il est par-delà la révolte.

Notre sens est de frapper, frapper comme des enfants dans la nuit, jusqu’à ce que la porte s’ouvre. […]

Satprem dit à Gregory : Mais pourquoi tournes-tu autour de moi ? Ça t’intéresse donc tellement que je parte avec toi!

Gregory sursaute, comme s’il était pris en faute.

Damn it! Fais ce que tu veux après tout, avec ta loi plus haute que le hasard…

Mais je sais, Gregory, je sais parce que j’ai expérimenté; pas une fois, mais des dizaines de fois… Écoute, ce n’est même pas la question de « Vouloir un peu fortement » comme tu dis, parce qu’on ne sait même pas ce qu’il faut vouloir, on a des quantités d’idées contradictoires sur ce qu’il faut vouloir, ça change d’un jour à l’autre… Il faut trouver un autre point que la tête ou le cœur, quelque chose en dedans qui ne varie pas. Et quand on entre en contact avec ça, la vie change. On sort du hasard pour entrer dans une loi plus haute qui ressemble à de la liberté, et qui a le pouvoir sur les choses. Je sais, Gregory… j’ai vu, vécu, touché cela.

Ah! il n’y a pas de hasard, pas de hasard quand on sort de la trappe, et de cette fourmilière à mariage et à business. Pas un hasard si je suis là, sur cette crique, dans ce grenier. Pas un hasard si j’ai rencontré ce Sao Luiz qui m’a secoué jusqu’à l’âme — juste le choc qu’il faut au moment où il faut… Et cette minute, ce soir, ta guitare même ont quelque chose à me dire. Tout prend un sens, tout devient signe quand on change son point d’appui en dedans. Tout répond à quelque chose, c’est cela répond.

Quelqu’un, dedans, qui sait et qui conduit : un moi de lumière — pas la chose jobesque dehors. Quelqu’un qui vous met la main juste sur le livre qu’il faut, qui ouvre la porte qu’il faut, vous met devant l’événement, la chose, la personne qu’il faut… Et tout arrive comme une réponse à son appel.

Gregory a cessé de gratter sa guitare et il me regarde intensément.

C’est simple, Gregory, tout simple pourtant… Écoute, je suis parti sur des routes, sans rien, et j’avais tout quitté, et je ne voulais rien de la vie qu’une petite brise légère à danser, la liberté comme on respire. Et je me moquais de la fortune, des tendresses, moquais de l’avenir — ah! le présent était gorgé de tout l’avenir — moquais de tout, sauf de cette chaleur dansante dans le cœur, et qui sent large comme la lande.

J’étais sur des routes et il n’y avait rien, et peut-être n’allais-je pas manger, peut-être y avait-il des grajes là-haut, sur la crique Dolérite, et des prisons, des inquisiteurs de toutes sortes, des consulats à vous claquer la porte au nez. Peut-être la solitude et cette petite épave un jour, que tout le monde vous prédit — et j’étais riche, riche comme une goélette en route pour le trésor inca. Et jamais seul.

Et tout venait, tout m’était donné, comme aux enfants. Ah! je ne voulais rien de la vie, que mon odeur de lande rebelle et du large qu’on respire… Je ne voulais rien et elle me donnait tout. Il suffisait que cette petite chose en moi voulût — oh! toute petite comme un cristal de neige, comme un oiseau blotti — pour que tout s’ouvre et jaillisse de rien, comme un don d’amour.

Satprem, L’orpailleur, Éditions du Seuil, 1960. Ce sont ici de courts passages pris dans les pages 168 et 224 à 226, de ce roman de Satprem. J’aime beaucoup ce livre.

Le chaton magnifique.

Un des deux chatons qui ont passé la nuit dehors prend rapidement possession de la chaise voisine du poêle.

Près de la porte, ils espèrent rentrer.

Retournons chez Satprem, en conversation avec son ami Gregory. Il évoque ce qu’il a vécu en Allemagne, à Buchenwald, à l’âge de 20 ans.

Et quelque chose s’est rompu.

Ah! fausse nuit! Faux moi qui marchait dehors quatre par quatre et la pelle sur l’épaule! J’étais comme étourdi de bonheur, j’aurais voulu toucher les choses, prendre des mains, j’étais ressuscité des morts. Faux frère dehors! — J’étais dedans comme un sourire léger. Faux soleil, fausse souffrance! — Ça levait, levait en moi comme une flamme pour brûler toutes les ombres, un grand vent à laver les mensonges.

Ah! que pouvaient me faire les armes de ces faux hommes et tous leurs crématoires! J’étais le feu qui brûle le feu. J’étais invulnérable et libre, libre. J’étais cela au creux du cœur, sourire et flamme. J’étais le vent qui ne meurent pas, l’odeur d’un printemps sauvage. J’étais l’espace et les grandes landes avec le cri d’une mouette, et cette constellation chantante dans la dérive du ciel. J’étais la Joie, la Joie comme un cri d’hirondelle derrière tout ce mensonge, et cette clarté derrière la nuit — une île de lumière battue d’oiseaux blancs.

Et j’ai marché jusqu’au fleuve, comme porté par un souffle, avec un sourire qui aime. […]

Je traîne avec moi toutes sortes d’hommes — c’est navrant — et quelques bêtes aussi. J’ai essayé toutes sortes de continents, je suis entré dans toutes sortes de peaux. J’ai eu toutes les religions infaillibles qu’on peut avoir — j’ai même adoré Sekmeth, un jour au bord du Nil, parce qu’elle m’avait donné un coup au cœur, comme ça, sans que je lui demande rien. Ah! il faut faire tout le tour, Grégory, et ça n’en finit pas. Je suis un bric-à-brac de choses, et quelques autres que je n’ai pas encore crachées — un marin, oui, un amant, un ascète, un boulotteur infatigable; je suis nègre et mongol, pharaon, premier communiant, parricide, parricide! et parfois j’ai des ailes — un vrai carnaval, et pas pour rire. […]

On n’en finit pas de faire le tour.

Une multitude en dedans. Une multitude de petits je séparés qui tourbillonnent dans le corps, au-dessus, en dessous, partout, comme des planètes folles autour d’un mystérieux soleil. Et on voyage. Interminablement on voyage, d’une planète à l’autre à travers nos années, des Indes à Cayenne, au diable je ne sais où, à travers des vies et des vies, d’un je à l’autre, à des dizaines et des dizaines d’autres, toujours plus vrais les uns que les autres, toujours plus péremptoires et dinosauresques. Et on devient toutes sortes de vérité infaillibles, toutes sortes de systèmes irréfutables, une multitude d’expériences qui se heurtent et se dévorent, et nous dévorent — une multitude de frères contradictoires. Où est le vrai, ou donc ? Et chaque fois, il semble qu’on tient l’absolu, chaque fois la vérité increvable, à se mettre à genoux et à cracher je le jure, et tous les autres pantins s’évanouissent, comme si on les avait rêvés, et on passe la moitié de sa vie à croire qu’on a rêvé l’autre, à renier ou à prêcher — à oublier. Déjà la vérité de ce soir est du rêve pour demain, et on tourbillonne, tourbillonne sans fin d’une planète à l’autre, infatigables saltimbanques.

Satprem, L’orpailleur, Éditions du Seuil, 1960. Ce sont ici de courts passages pris dans les pages de 157 à 160, de ce roman de Satprem. Comme je vous le disais, si jamais vous en voyez une copie chez votre libraire, attrapez-la.

La chatte voudrait l’ouverture de la porte.

Voilà on se barre, on se tire.

Je viens d’ouvrir la porte. Les chats sont heureux. Sauf un chaton, ils étaient tous à l’intérieur.

Celle-ci est la chatte qui veut sortir.

Ce papillon de jour, le Croissant fauve (Phyciodes batesii, Tawny Crescent), est demeuré dans la bagnole depuis l’an passé. Il voulait assurément faire le voyage.

Et voici le dessous.