Un climat explosif à Québec
En 1908, les fêtes du tricentenaire de Québec sont toutes militaires et empesées. Bateaux de guerre, destroyers à l’ancre devant la ville. Étalement de puissance guerrière et de gens de pouvoir. Défilés de militaires de toutes sortes dans les rues.
Or, le jeudi 30 juillet, jour de défilé, des militaires des Royal Canadian Dragoons en provenance de Toronto, de passage à Québec pour ces fêtes, entreprennent de régenter la circulation dans la côte de la Montagne, véritable rue de la vie quotidienne entre la basse-ville et la haute-ville. Cela n’ira pas de soi.
Léon Trépanier, le journaliste de L’Action sociale, le quotidien de Québec, est sur place. Depuis une semaine, il s’attarde à la vie quotidienne de la population de la ville. Sa chronique qui paraît régulièrement s’intitule Impression de Québec. Relation de faits authentiques arrivés pendant les fêtes.
Le lundi 3 août 1908, la fête maintenant achevée, Trépanier raconte cette histoire de la côte de la Montagne qui aurait pu facilement dégénérer.
Je ne voudrais pas, écrit-il, terminer cette petite revue cinématographique d’incidents dont j’ai été témoin durant mes quelques heures de séjour à Québec, la semaine dernière, sans vous narrer la victoire épique remportée par un vieux tonnelier québécois, contre quatre dragons de la Ville-Reine, jeudi après-midi dernier, dans la côte de La Montagne.
C’était, vous vous en souvenez bien, le jour de la procession historique, et une chaleur équatoriale alourdissait ces milliers d’affligés qui attendaient depuis des heures le passage du grand défilé.
Des hérauts d’armes et des archers du guet, aux figures semi-moyennageuses, retenaient de chaque côté la foule, pendant que des dragons de Sa Majesté, montés sur de superbes chevaux, caracolaient dans la côte.
Ces cavaliers, au nombre de six environ, avaient sans doute reçu l’ordre d’empêcher les équipages de passer, car une petite discussion surgissait chaque fois qu’un attelage apparaissait sur le haut de la route.
Il s’agissait en effet de laisser la voie libre sur le parcours de la procession.
La foule s’amusait à voir l’automédon d’une calèche ou le conducteur d’une « ouagine » parlementer en français avec les dragons torontoniens qui parlaient votre belle langue comme vous et moi parlons le Kamchatka.
Tout de même, les charretiers finissaient par avoir gain de cause et passaient outre………
Quand tout-à-coup apparut, dans le bas de la côte, une de ces petites charrettes à deux roues, dite «quat’poteaux» conduite par un brave cultivateur, un vieux routier de charretier que ces bruits de fête semblaient ne pas émouvoir du tout.
Le bonhomme avait le brulot entre les dents et il se laissait grimper lentement la côte en jetant un regard curieux sur toutes ces images d’Épinal qui portaient sabres et fusils de bois et chantaient des airs canadiens.
— Ah ! par exemple, celui-là ne passera pas, murmuraient quelques-uns.
— Hé ! le père, cria un gamin, êtes-vous dans la procession vous aussi ?
— Votre bidet ne se rendra pas au bout, hasarda narquoisement un autre.
Ces inoffensives remarques n’émurent nullement le bonhomme qui montait toujours quand même.
Soudain des bruits de sabots ferrés retentirent sur le pavé et l’on vit arriver à fond de train quatre dragons qui entourèrent la voiture de notre «Canayen».
Le maître et le cheval s’arrêtèrent surpris, tels Rossinante et Sancho devant une demi-douzaine de Bucéphales et leurs brillants cavaliers.
— Turn back ! turn back ! tonna l’un des cavaliers anglais.
— Hein ! demanda le bonhomme.
Ce dernier comprit cependant, à l’allure des destriers anglais, qu’on voulait lui refuser le passage.
Le brave homme s’essuya le front et jeta un regard suppliant sur la foule, un regard qui voulait dire : « Mais vous êtes tous témoins, vous autres, qu’on me fait là une injustice. D’autres sont montés avant moi, des belles voitures et des beaux chevaux ont gravi la côte, et on les a bien laissé passer. Et puis, serait-il humain de la part de ces messieurs de me renvoyer en bas quand ma pauvre bête a eu tant de misère à grimper ? »
Le regard en détresse disait tout ça à la foule, et la foule, elle, sembla comprendre qu’un homme en détresse est un objet sacré — « res est sacra miser »—, comme dit Ovide; elle comprit aussi qu’il y avait une injustice à réparer.
Une voix donna le signal de la révolte : « Passez, passez, les autres ont bien passé. »
— C’est vrai, c’est vrai, il a raison, affirmèrent d’autres voix.
Encouragé, le vieux charretier frappa du fouet son porte-choux qui risqua quelques pas, mais l’un des dragons saisit à la bride l’haridelle et lui fit rebrousser chemin.
Le vieux charretier protesta, et, avec lui, la foule qui maintenant s’ameutait pour tout de bon.
« Passez ! passez ! » criait-on de toutes parts; « Let him pass ! let him pass ! ».
Jusqu’aux Anglais, qui concevant l’injustice de pareil procédé, prenaient fait et cause pour notre compatriote.
Les cavaliers torontoniens s’obstinèrent cependant et l’un d’eux saisit de nouveau le cheval par la bride et lui fit faire demi-tour.
Alors, de la foule, monta un grondement de menaces, accompagné de clameurs séditieuses et de cris injurieux à l’adresse des dragons de Toronto.
— Y va passer, vociféra un Canadien, à mine de forgeron, y va passer; et ce disant, notre spectateur fendait la foule, bousculant hérauts et archers armés de bois, et allait tomber aux pieds des dragons.
— J’sé pas parler l’«english» moé, rugit-il, en exhibant une paire de poings velus et noirs de travail, mais je peux vous fesser en anglais, tout de même.
La foule se dérida et elle lança une poignée de lazzis à l’adresse des rigides dragons de la Ville-Reine.
Ces derniers, voyant qu’il était inutile de lutter plus longtemps contre des milliers de volontés, et Incitatus, Bucéphales et leurs cavaliers s’écartèrent et s’inclinèrent pour laisser passer l’attelage de Rossinante et Sancho.
Des applaudissements éclatèrent de toutes parts, des huées s’en furent aux oreilles des gardes de Toronto et on allait sans doute consacrer cette victoire, en faisant une ovation au «quat’poteaux» lorsque les trompettes annoncèrent l’approche de la procession.
P. S. Ces Royal Canadian Dragoons viendront faire le feu dix ans plus tard, le 1er avril 1918, contre la population de Québec au coin des rues Saint-Joseph, de Saint-Vallier et Bagot. On s’opposait à la conscription et on dénonçait la manière du gouvernement fédéral de l’appliquer. Pour honorer la mémoire des quatre hommes tuées alors à cet endroit — Honoré Bergeron, Alexandre Bussières, Georges Demeule, un enfant de 14 ans, et Joseph-Édouard Tremblay —, la Ville de Québec a créé en 1998 la place du Printemps-1918, une petite place ornée d’une œuvre d’art commémorative d’Aline Martineau, artiste sculpteur de Québec. Au sommet, l’œuvre est couronnée d’une fleur à quatre pétales humains, symbolisant les quatre hommes. J’ai publié aux éditions du Boréal Express en 1971 un récit de ces événements, ayant pour titre Québec sous la Loi des mesures de guerre 1918. Cet ouvrage, tiré à 5 000 exemplaires et maintenant épuisé, se trouve cependant quelquefois chez les bouquinistes. Et bien sûr en bibliothèque. Un jour, peut-être, il me faudrait republier cet ouvrage.
L’image ci-haut montre les Royal Canadian Dragoons défilant au camp militaire de Valcartier, au nord de Québec.
Merci à Jean de nous rappeler la petite histoire de ce «canayen» de 1908. Dix ans plus tard, à Québec, un autre criera aux soldats du Royal Canadian Dragoons: « nous n’avons pas peur des cartouches qui arrivent sur les canadiens» (Québec sous la loi des mesures de guerre 1918, p. 112).
Canadiens, on se reconnaissait tous sous cette appellation à l’époque. Les autres nous la reconnaissaient exclusivement.
Quant à la place du Printemps-1918, j’en profite pour saluer mes amis Léo Gagné, Marc Bouchard et Serge Routhier. Ensemble, nous avons pu réaliser et donner à la Ville de Québec le monument qui s’y trouve. Bravo encore les gars!
Louis Bélanger