Arthur Buies aux Éboulements (seconde partie)
Hier donc, le journaliste Arthur Buies arrivait par bateau aux Éboulements en provenance de La Malbaie, dans Charlevoix. Nous sommes le 8 août 1872 par une journée fort chaude. C’est la nuit. Le coup d’œil fait craindre. «Les grandes ombres des montagnes, mêlées aux ténèbres dans une vague farouche, pendaient sur le fleuve comme des robes de fantômes silencieux.». Il frappe et frappe au seul hôtel se trouvant sur la rive. Finalement, on l’accueille. Le maître des lieux ne permet pas l’ouverture des fenêtres de crainte que les murs ne s’écroulent après le grand tremblement de terre de 1870. Il refuse aussi de garder la porte ouverte de peur que des loups-garous entrent. Buies demande au moins un thé avant de dormir. Le milieu est lugubre, les ombres s’allongent à la lueur de la seule bougie. Retrouvons le fil de sa chronique.
Un homme moins héroïque aurait éprouvé ces premiers tressaillements de la peur qui font trembloter le gras des jambes ; j’eus quelques instants l’envie d’avoir peur, mais je me rassurai bientôt à l’apparition d’une jeune fille, tendre marguerite perdue dans les broussailles.
C’est elle qui m’apporta mon thé, escorté d’une vaste terrine de lait. Ce préambule ranima la confiance et l’espoir en mon sein; on a bien dit que la femme est l’ange consolateur de la vie. Mais il faut avec le lait quelque peu de sucre dans le thé pour rétablir les forces du pauvre voyageur. Je me hasardai à demander ce produit des Antilles.
— Du sucre, du sucre, me dit avec une voix douce comme un bâton de tire la tendre marguerite, il n’y a pas de sucre, Monsieur.
Soubresaut subit, mais aussitôt réprimé de toute ma personne. — Ah ! il n’y a pas de sucre ! Comment voulez-vous que je boive mon thé sans sucre ? Je ne suis pas un anachorète, un de ces martyrs aussi volontaires que sublimes de la Thébaïde, un de ces pèlerins du temps des croisades qui ont fait vœu de s’abstenir de tous les ingrédients propres à édulcorer le breuvage ; je suis simplement un chroniqueur, le premier des chroniqueurs canadiens, un des plus grands pêcheurs de mon pays, un homme pour qui le sucre est un noble objet de consommation, une des bouches les plus délicates, un des estomacs les plus difficiles de la Province….. Donc, jeune fille des champs, donnes-moi du sucre, ce sucre fût-il de la mélasse.
— Ah, pour d’la m’lasse, y en a grossement, reprit la douce pâquerette, et elle alla me chercher une espèce de cruche d’encre, d’où je fis couler le hideux liquide qui devait remplacer le sève de l’arbre national.
Dix minutes après, j’avais des crampes dans l’estomac et je demandais désespérément un lit. Je dois le dire; à ma grande surprise, on me donna un lit avec les accessoires indispensables, entre’autres un pot d’eau grand comme le creux de la main, que je dus faire remplir huit fois le lendemain matin ; les autres articles analogues étaient éclatants d’absence et il y avait une double croisée !!… inouvrable.
Une autre particularité de ce refuge des voyageurs, c’est qu’aucune allumette ne voulait prendre feu ; je fus réduit à me coucher au hasard, après avoir disputé pendant une heure le droit de me faire une place à une légion de ces petites bêtes vulgaires, plates, piquantes et nauséabondes, qu’on appelle communément punaises.
Le lendemain matin, après six heures d’un sommeil agité, mes poumons avaient perdu beaucoup de leur capacité respiratoire et je voulus fuir dans un endroit moins meurtrier, au village qui est à quatre milles de là, sur des hauteurs qui semblent être le refuge des aigles et le séjour du tonnerre. Pas une voiture ; je voulus manger, pas un morceau de lard, pas une bouchée de viande, pas un œuf, pas un poisson, et cela à deux pas du fleuve ; je fus contraint de prendre la route du village à pied, laissant derrière moi mes malles, et de monter à jeun trois milles de côtes.
Voilà ce qu’on appelle l’hôtel des Éboulements.
Mais il ne faut pas juger de tout l’endroit par ce tableau de la seule habitation qui se trouve près du quai. Rien de plus pittoresque, de plus original, de plus accidenté que cette montée de la rive au village. C’est sauvage et dur, mais c’est charmant. […]
Je ne puis vous en écrire plus long aujourd’hui. Un des avantages des Éboulements, c’est que la malle y ferme huit heures avant le départ du bateau ; du reste, en voilà assez.
L’image nous montre un paysage actuel des Éboulements sur le plateau, tout en haut, tout au sommet de la falaise.