La beauté
Qu’est-ce que la beauté ? Quelle question à poser ! Imaginez un instant la gamme de réponses. Aussi riche que si on nous demandait « Qu’est-ce que l’amour ? » Sorte de questions éternelles depuis que la bête humaine est là. Et chacune-chacun y irait de son propos propre.
Dans La Patrie du 6 mai 1905, celui qui signe Le Passant réfléchit sur l’âge de la beauté. Rappelons que la vie d’alors est deux fois plus courte que celle d’aujourd’hui. Témoignage d’un homme de ce temps.
Renaissez à l’espoir et réjouissez-vous, ô demoiselles qui, dans la vaine attente de l’épouseur, vous sentez lentement écraser sous le poids des hivers; même si depuis des années, vous avez coiffé sainte Catherine, le conjungo vous est encore ouvert.
Mme Helen Oldfield, de Chicago, a remarqué, en effet, que les hommes d’aujourd’hui se mariaient volontiers avec des femmes plus âgées qu’eux. Et elle assure qu’une épouse mûre est beaucoup plus avantageuse qu’une jeune, à cause de son expérience de la vie. La jeune épouse a souvent le tort de vouloir passer avant tout, même avant les affaires de la plus grande importance, tandis que l’autre sait se ranger au second plan quand les circonstances l’exigent.
Il y a trente ans, une demoiselle de six lustres ne pouvait plus figurer sur le marché matrimonial et une femme de quarante ans semblait aussi vieille que les sexagénaires de notre temps.
Maintenant les hommes de 25 à 30 ans semblent rechercher des épouses de 30 à 40 ans.
D’ailleurs, s’il faut en croire Mme Oldfield, ils n’agissent pas ainsi seulement par intérêt; c’est aussi le goût qui dirige leur choix. Car la femme… disons épanouie pour être galant, est maintenant préférée du sexe qui monopolise la laideur.
Pourquoi ce changement dans l’appréciation de la beauté féminine ? Question embarrassante que Mme Oldfield n’entreprend pas d’expliquer. Et moi non plus, d’ailleurs.
Jadis on aimait les jeunes filles, mais, aujourd’hui, on les laisse se développer avant de s’en occuper.
Depuis quatre siècles, paraît-il, l’âge auquel on reconnaît à la femme son maximum de charmes a constamment avancé très lentement, heureusement, sans quoi il faudrait être au moins octogénaire pour plaire aux messieurs du XXe siècle.
Juliette, la douce Juliette de Shakespeare, avait 14 ans à peine. Dans son «École du scandale», Sheridan chante la jeune fille de 15 ans. Plus tard, les héroïnes des romanciers avaient toutes 16 ou 17 printemps. Celles de Walter Scott en comptaient 18, et, au commencement du règne de la reine Victoria [en 1837], il fallait avoir 19 ou 20 ans pour être admirée. «La rose entr’ouverte est plus jolie que le bouton», disait-on, non sans raison.
Mais alors survint Balzac, le grand Balzac qui, audacieusement, exalta la beauté de la rose épanouie — c’est-à-dire de la femme de 30 ans. Sa «duchesse de Langeais» avait vu 30 hivers.
D’ailleurs, des personnes plus âgées encore avaient obtenu de brillants succès. Quand Napoléon Bonaparte épousa Joséphine de Beauharnois, celle-ci était âgée de 36 ans, et Mme Récamier était toujours «la belle Mme Récamier» à un âge beaucoup plus avancé.
D’où Mme Oldfield conclut que pour la femme riche, en état de se donner tous les soins hygiéniques possibles, la beauté n’a pas d’âge et les ans pas d’irréparable outrage.
Moi, je veux bien, si cela peut consoler les vieilles demoiselles.
Mais on ne me fera jamais croire qu’un pruneau, même admirablement conservé, a le goût, le velouté et la fermeté d’une prune fraîche.