En août 1892, à Louiseville, une histoire court encore
Certains disent que c’est un fait véridique, d’autres parlent plutôt d’une légende. Elle remonte au grand événement du printemps 1865. Jamais dans l’histoire il y eu de plus catastrophique inondation du lac Saint-Pierre que ce printemps-là. Un terrible événement.
Et Louiseville, une paroisse campée sur les rives du lac, n’y échappe pas. Celui qui signe A. B., chroniqueur dans plusieurs journaux québécois de la fin du 19e siècle, en fait Auguste Béchard [1829-1893], évoque ce qui est, selon lui, une légende. Il écrit :
Un certain printemps, en avril, le vent s’élevant subitement, pendant la débâcle, les eaux du lac Saint-Pierre montèrent, en quelques heures, jusqu’à une hauteur de vingt-cinq pieds [plus de 7,6 mètres] ; les glaces emportèrent un grand nombre de maisons, et plus de 30 personnes périrent, submergées par les eaux du fleuve, dans les îles de Sorel.
Durant quelques heures, qui furent autant de mois [sic], les habitants de la Rivière-du-Loup coururent le plus grand danger.
Le fermier de M. Gagnon, un vieillard du nom de Doyon, habitait l’ancienne maison de des Rives, avec sa femme, son fils, sa bru et ses petits enfants. Pendant longtemps, il se tint sur le perron très élevé de la maison, une gaffe à la main et repoussant les glaces qui menaçaient de tout emporter sur leur passage.
Tout à coup, il voit venir une banquise énorme. Le courant qui l’apportait était aussi rapide que le coursier piqué de l’éperon ; aucun effort humain ne pouvait empêcher la maison d’être emportée et toute la famille allait être engloutie !…
Alors le père Doyon, qui était qu’une grande simplicité, mais d’une foi admirable, eut une de ces inspirations qui ne sont données qu’aux humbles et aux amis de Dieu.
Il rentre dans la maison, se penche au-dessus d’un berceau, prend dans ses bras un tout petit enfant qui y dormait paisiblement ; puis, étant sorti de nouveau, il s’agenouille sur le perron qui le sépare de l’abîme, et élevant son petit-fils vers le ciel, il dit simplement : « Je vous l’offre, mon Dieu ; il est pur, lui ; protégez-nous ! »
L’eau mugissait d’une façon sinistre et faisait trembler la vieille maison sur sa base de pierre ; la banquise arrivait sur la demeure, poussée par un vent effroyable ; mais le vieillard tenait toujours l’enfant élevé vers le ciel. Subitement, l’énorme glaçon, qui n’est plus qu’à quelques pas, dévie comme si une main invisible lui eût donné une direction nouvelle : le danger est disparu ; la famille est sauvée d’une destruction qui semblait inévitable !
L’aïeul se prosterne dans un acte d’humble action de grâce ; puis il rentre dans sa demeure et replace dans son berceau, en le baisant au front, ce petit être qu’il vénère à l’égal d’un ange et qu’il considère comme le sauveur de la famille.
La Patrie (Montréal), 8 août 1892.
Le décès d’Auguste Béchard est signalé dans Le Franco-Canadien (Saint-Jean-sur-Richelieu), 7 septembre 1893, p. 2.