Les cris de la rue (première séquence)
Vous vous souvenez peut-être de cet homme qui nous entretenait du voyage dans le tramway de 6h. 45, à Montréal. Cette fois-ci, il nous parle des cris de la rue, toujours à Montréal, et son article, maintenant signé Alfred Marchand, apparaît dans le journal La Patrie du 5 novembre 1903. Nous vous le livrons en deux parties, aujourd’hui et demain. Un voyage dans le temps, retour sur un travail disparu, vendeur ambulant dans les rues de la cité.
Depuis de nombreuses années déjà, notre métropole, qu’on pourrait vanter à bon droit sous plus d’un rapport, a la réputation d’ailleurs d’être la ville la plus bruyante du continent américain ou guère s’en faut. À vrai dire, elle n’a pas volé cette célébrité, si on peut lui appliquer à ce sujet un pareil qualificatif.
En effet, retournons par la pensée à quelques semaines seulement en arrière et il nous semble entendre encore résonner à nos oreilles le cri notoire de oh! les pommes ! les pommes ! les pommes !, etc., car les pommes se répètent à l’infini, selon la force des poumons du vendeur et de son assistant dans cette profession. Car on le sait, on se paie même le luxe d’un assistant, tant pour vendre que pour crier.
Et s’il n’y avait que cela; mais ce n’est que le premier cri qui nous vient en mémoire.
Passons à un autre cri fameux et qui n’a pas été sans frapper plus ou moins agréablement le tympan des oreilles de nos citadins durant la fin de la belle saison dernière.
Ohé ! ohé ! les beaux bluets du Saguenay ! ohé ! les beaux bluets ! ohé ! ohé !
Alors on voit apparaître aux fenêtres entr’ouvertes les figures interrogatrices de nos bonnes mères de familles et les petites affaires du marchand ambulant vont à merveille.
Puis il y a ces belles charrettes à deux roues, à la mode de l’Abord à Plouffe, surchargées de carottes, de navets, de choux, de betteraves, de pommes de terre et tout le charabia qui défilent processionnellement à travers nos rues pourtant déjà assez encombrées par toutes les traîneries et les embarras qui ont dû certainement échapper à l’œil si scrutateur des vaillants employés du département de la Voirie.
Le pauvre habitant, qui par une économie de bouts de chandelles, l’hiver dernier, a vu l’augmentation inattendue et exorbitante du prix du combustible, ne peut se payer les services d’un aide quelconque, est forcé de mener sa vieille rosse de la main gauche — ayant changé ses guides de main en arrivant en ville pour se moucher afin d’y voir plus clair — et de crier de l’autre main : Des choux, des p’tits choux, des navets ! des gros navets ! à bon marché ! aie ! aie ! En voulez-vous ? c’est pour deux sous ! Des bettes ! Des bettes ! Des betteraves ! Des patates et des raves ! Des ca… des ca… des ca… rottes… Et notre brave type à barbe grise, le feutre renfoncé jusqu’aux oreilles, en cas de coups de vent subits ! les oreilles plus tendues encore que celles de son haridelle, jette à droite et à gauche des regards anxieux. Soudain, il voit une bonne grosse figure dans l’entrebaillement d’une croisée et il change la gamme. Hé ! la grosse femme ! là ! pas moyen de faire votre affaire aujourd’hui! J’vas vous donner le dessus d’la charrette ! Vous êtes ma première, j’vas vous les laisser avoir pour rien, attendez moé, j’grimpe chez vous !
Et il grimpe et redescend bientôt en comptant ses gros sous qu’il met avec soin dans son gousset.
Demain : la suite des cris de la rue à Montréal en 1903.