Le tramway de 7 heures moins quart (première séquence)
Je me rappelle encore lorsque je prenais le bus urbain avec ma chère Manou, ma fille, alors âgée de huit ans, que celle-ci passait de longs moments, silencieuse, à examiner dans leurs moindres détails les gens assis devant nous sur le grand banc. Elle les regardait de la tête aux pieds. D’où peut bien venir ce grand nez ? Que peut bien cacher cette beauté ? Pourquoi cette ride ravinée et ce crâne déplumé ? Elle apprenait la mise, l’image, comment se développe la vie dans cette sorte de bête que nous sommes. Et me glissait fort délicatement à l’oreille «C’est étrange, papi. Nous sommes tous dans ce bus. Nous nous en allons et nous ignorons tout de ces gens devant nous.» Que répondre à pareille remarque ?
Ce matin, 31 octobre 1903, un journaliste de La Patrie nous propose de prendre avec lui le tramway de 7 heures moins quart, à Montréal. Ça vous dirait ? D’entrée de jeu, il nous demande :
Êtes-vous de ceux qui prennent le tramway de 6. 45 ? C’est une intéressante voiture, bien préférable au fiacre, où l’on s’ennuie d’être seul.
Les employés des usines. Les travailleurs du port, les petits commis, les (…)nisières de chez Tooke, les maçons et artisans de tous métiers, modestes, les journaliers — la multitude — et les journalistes prennent le tramway de 6 h. 45. S’y rencontrent chaque matin, avec une ponctualité particulière à cette heure matinale, toujours les mêmes figures, les unes jeunes, jolies, souriantes, sympathiques, les autres ridées, renfrognées, déplaisantes. Et, sans connaître autrement que de visage et de tournure ses compagnons de route, on se sent pourtant chez soi. On est entouré de têtes qui nous sont familières. Ces rencontres ont aussi l’avantage de n’exiger aucuns (…) de conversation ou de politesses, ou mêmes (sic) d’imperceptibles saluts, du haut de votre grandeur. Dispensé de telles formalités, vous montez en voiture, vous choisissez votre place, puis, s’il vous plaît de vous servir de vos yeux, vous pouvez regarder tout à votre aise.
Quand je monte dans le tramway de 6 h. 45, avenue du Parc, de l’autre côté de la Montagne, je retrouve invariablement chaque matin, dispersés sur les deux banquettes qui se font face :
Un petit vieux, long comme un gamin de treize ans, tiré à quatre épingles, la peau blanche, une longue moustache, juchée en accent circonflexe sur une large bouche idem, les yeux ronds, semblant exprimer un éternel ébahissement, les cils épais, les mains fines et gantées. Doit être dans une situation aisée. C’est peut-être un mercier, ou un tailleur qui ne fait pas de crédit. Très indifférent, au-dessus de ce qui l’entoure. Ne pensant apparemment à rien.
Un grand jeune homme blond, moustache jeune, yeux ternes, porte une oreille adhérente au crâne et l’autre en haut relief, une blouse et un pantalon de travail où des taches en demi-teintes attestent les efforts récents d’une brosse, une légère casquette noire et une chemise de même couleur surmontée d’un collet rabattu qui retient en position une cravate propre. Manque quelquefois le tramway qu’il dépasse alors en bicyclette. Descend à la porte même de sa boutique dont l’enseigne dit son métier : plombier.
Une jeune beauté, mise comme savent se mettre toutes les jeunes beautés. Airs modestes, d’ailleurs, et baissant timidement les yeux quand elle surprend, fixés sur elle, les regards admirateurs qui ne manquent pas de provoquer sa grâce et sa fraîcheur. Elle était en jupe courte qu’elle prenait déjà le tramway de 6 h. 45, et ceux aussi vieux clients qu’elle qui l’ont observée ont vu défiler toute la progression jusqu’à la robe longue qu’elle porte maintenant et qui ne laisse dépasser que la pointe de la petite chaussure vernie.
Un colosse en habit de travail que j’ai rencontré dans la rue, un jour de fête patriotique, dans un uniforme d’officier de l’un de nos régiments 8e volontaires. Entre deux âges. Figure réjouie qui se dérobe derrière un nez qui eut consolé Cyrano. Fortes moustaches, chevelure épaisse qui se perd sous un chapeau de feutre mou difforme. Quand il n’est pas sous les armes, travaille pacifiquement dans une usine de métallurgie, ce que fait constater un simple coup d’œil d’ensemble.
Demain : la suite du voyage dans le tramway de 7 heures moins quart.
Mon père, Charles, est né en 1901. Vers 1920 il travaillait comme postier à Montréal, et prenait le tramway pour aller passer « sa run ». Il achetait du café frais moulu chez Van Hoote, et son café embaumait tout le tramway. Quand il avait un peu de temps, il entrait dans un cinéma, l’après-midi: un pianiste jouait pour accompagner les péripéties des films muets (de Chaplin, de Buster Keaton). Le soir, Charles allait aux variétés, rire tant qu’il pouvait.
Merci, cher Hubert. Ton texte ajoute à la vie vécue dans le tramway montréalais.
Merci Monsieur Provencher pour la belle soirée que vous avez animée à Saint-Laurent-de-l’île-d’Orléans, hier soir. Elle incite à revisiter votre livre qui dévoilant les moeurs des anciens à « l’ étrange » que je suis, facilite une meilleure compréhension du peuple québécois .
Le texte ci-dessus invite aussi à prendre le « Plumobile » qui relie à présent l’île à Québec… et observer avec acuité et tendresse les passagers , éventuels….et sans doute moins typés. Mais il faut savoir regarder et se regarder….!
P.S.En effet, votre site est très intéressant!
Merci beaucoup, chère Danielle. Je me permets de placer l’adresse du site internet de ce Plumobile, un réseau de transport qui m’apparaît fort intéressant et écologique. http://www.plumobile.ca/