Les peupliers du Champ-de-Mars, à Montréal
En 1902, il faut couper tous les peupliers du Champ-de-Mars à Montréal. On s’y résigne. Plantés au début du 19e siècle, ils ont fait leur temps, leur vie arrive à terme.
Le journal La Patrie raconte le 14 octobre 1902 :
Une à une tombent les reliques du passé. On abat les vieux peupliers de Lombardie que tant de générations ont vus autour du Champ de Mars, pointant vers les nuages fuyants leurs altières cimes. De trois côtés, ils ont déjà disparu, les derniers tomberont sous la hache le printemps prochain.
Secs, décharnés, décrépits, ils ont vu, du haut de leurs feuilles toujours tremblantes, passer bien des foules, habits rouges, gamins, joueurs, boutons jaunes de la police, cuivres et brancards des pompiers, foules mouvantes, capricieuses, enthousiastes, ou émeutières, ils ont entendu des discours politiques, des prières méthodistes, des commandements, des fusillades. Maintenant, ils sont vieux, leurs troncs branlants sont creusés par les vers, leur temps est fini, on les coupe, on les brûle. Pour plusieurs, ce sont de vieux amis dont on se débarrasse parce qu’on n’en a plus besoin. Ainsi s’en vont dans la mort de l’oubli tous ceux dont l’utilité n’est plus qu’un souvenir.
Plantés vers 1802, ils sont centenaires et c’est beaucoup pour un peuplier qui ne vit d’habitude que 80 ans.
À leur place, on a planté des jeunes érables dont bien des gens ne verront jamais l’épanouissement, mais qui, dans bien des années, donneront un ombrage touffu sous lequel joueront d’autres enfants et se répéteront d’autres scènes comme en ont vues leurs ancêtres.
Le Peuplier de Lombardie ou Peuplier d’Italie est le Peuplier noir [Populus nigra, Lombardy Poplar]. Dans sa Flore laurentienne, p. 164, le frère Marie-Victorin écrit : Notre arbre (plus exactement désigné sous le nom de P. nigra var. italica Muenchh.), que son port unique ne permet de confondre avec aucun autre, est probablement originaire de l’Afghanistan. Il croît très rapidement, mais ne vit pas longtemps. À cause du peu d’accès que les branches internes ont à l’air et à la lumière, il y a toujours une forte proportion de branches mortes. On l’emploie en bordure des avenues où l’on ne veut que peu ou point d’ombrage. Tous les peupliers de Lombardie plantés en Amérique sont mâles, ce qui semble indiquer une origine par multiplication végétative, à partir d’un même individu.
Les habits rouges dont parle La Patrie sont les militaires britanniques. On les voit ici, bien en évidence, sur cette magnifique gravure. La présence de ces habits rouges à Québec plaît bien aux jeunes filles, qui peuvent rencontrer à loisir ces bourreaux des cœurs. Certains citoyens sont en complet désaccord avec ces fréquentations. En 1853, en annexe à son roman Charles Guérin, l’avocat, hommes de lettres et professeur Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, futur premier ministre du Québec, reproche aux parents québécois de ne pas avoir davantage à l’œil leurs filles qui n’ont de yeux que pour ces habits rouges. «On connaît, déplore-t-il, l’espèce de liberté laissée en Canada, comme partout en Amérique, aux jeunes filles qui en France sont si scrupuleusement surveillées par leurs parents. Québec surtout, comme ville de garnison, jouit sous ce rapport d’une renommée peu enviable que lui ont valu les sketches et les narrations de quelques officiers anglais, beaux esprits et grands mangeurs de cœurs.»
Source de l’illustration : Bibliothèque et Archives nationales du Québec à Montréal, Collection initiale, Cote P318, S4, P2. Gravure d’Adolphus Bourne et de W. Lenny nous donnant à voir le Champ-de-Mars à Montréal en 1830.