Dans la série «Là où me mènent mes ânes» (10)
Oh ! âne gris mon ami mon semblable mon frère
comme aurait dit peut-être Baudelaire s’il avait comme moi aimé les ânes gris
je viens encore une fois de me servir de toi
je t’ai couché là sur le papier et ce n’est pas pour que tu te reposes
non je t’ai couché là pour me servir
pour me servir de comparaison (…)
il ne faut pas m’en vouloir
c’était nécessaire
et tu n’es pas arrivé dans cette histoire comme le cheveu sur la soupe
mais bien comme le sel ou la cuillère
dans la soupe
tu es arrivé à ton heure et sans doute nous avions rendez-vous
alors je vais profiter de ta présence pour parler un peu de toi en public
regardez l’âne Messieurs
regardez l’âne gris regardez son regard
hommes au grand savoir
coupeurs de chevaux en quatre pour savoir pourquoi ils trottent
et comment ils galopent
regardez-le et tirez-lui le chapeau
c’est un animal irraisonnable et vous ne pouvez le raisonner
il n’est pas comme vous vous dites composé d’une âme et d’un corps
mais il est là tout de même
il est là
(…)
avec les oliviers avec les éléphants avec ses grandes oreilles et ses chardons ardents
il est là inexplicable inexpliqué
et d’une indéniable beauté
surtout si on le compare à vous autres et à beaucoup d’autres encore
hommes à la tête d’éponge
hommes aux petits corridors
il est là
travailleur fainéant courageux et joyeux
et marrant comme tout
et triste comme le monde qui rend les ânes tristes
et d’une telle grandeur d’âne que jamais au grand jamais vous entendez Messieurs
et même si vous vous levez la nuit pour l’épier jamais au grand jamais aucun d’entre vous ne pourra jamais se vanter de l’avoir vu ricanant menaçant humiliant triomphant coiffer d’un bonnet d’homme la tête de ses enfants
lève-toi maintenant âne gris mon ami
et au revoir et merci
et si tu rencontres le lion le roi des animaux
oui si tu le rencontres au hasard de tes tristes et dérisoires voyages domestiques
n’oublie pas le coup de pied de la fable
le grand geste salutaire
c’est pour l’empêcher de se relever et de s’asseoir sur lui et sur ses frères qu’un âne bien né se doit de frapper le lion même quand il est à terre
au revoir mon ami mon semblable mon frère.
Jacques Prévert, dans Jacques Prévert un poète, présenté par Arnaud Laster, Gallimard, en poésie 8/Folio junior, 1987, p. 69s.
Merci, cher Denys, de ce bien beau cadeau !