En vélo sur l’eau
L’histoire se passe au parc Lafontaine à Montréal.
Les nombreux citoyens, qui étaient allés vendredi soir respirer l’air frais sur les bords du petit lac du Parc Lafontaine, ont assisté à un spectacle peu ordinaire qui les a beaucoup amusés. C’était entre chien et loup. Une voiture de livraison stoppa devant le poste de police de la rue Rachel. Elle contenait une machine ressemblant à une bicyclette. Elle avait cela de particulier qu’au lieu de rouler sur terre elle volait, comme disait son propriétaire, sur l’onde. Il venait demander l’autorisation d’en faire l’essai dans le petit lac du parc. Ayant obtenu la permission sollicitée, il se rendit donc sur les bords de l’étang.
La nouvelle qu’un homme allait marcher en bicycle sur l’eau se répandit comme une traînée de poudre. Les bords du bassin se garnirent promptement de personnes désireuses de voir cette merveille. L’homme était là avec sa machine. Les derniers préparatifs faits, il enfourcha sa bécane d’un nouveau genre et se mit à pédaler. Il s’éloigna du bord avec une lenteur majestueuse, puis il augmenta l’allure de sa machine. La foule battait des mains. Le pédaleur, entendant ces acclamations, faisait déjà des rêves de gloire. Il se voyait solliciter par les propriétaires de nos parcs d’amusements de venir donner des représentations; les piastres tombaient dans sa main; c’était la fortune.
Mais hélas ! vaine gloire. L’embarcation-bicyclette chavira, faisant prendre un bain forcé à son propriétaire. Le premier mouvement de la foule fut de battre des mains avec frénésie. Quelques moments après, on vit le naufragé revenir à la surfacé. Il tenait encore à la bouche sa pipe qu’il avait allumée avant de partir pour son excursion nautique. Cette tête émergeant de l’eau tenant une pipe entre les dents fut un sujet de nouveaux lazzis. Puis l’on vit l’homme qui avait piqué une tête au milieu du lac se mettre à nager vigoureusement. Encore quelques encablures et il allait atteindre le bord, lorsque quelqu’un cria : «Tiens bien ta pipe.» Nouveaux rires dans la foule.
Enfin, trempé, ruisselant, le baigneur malgré lui mit le pied sur la terre ferme. Il était convaincu qu’il venait d’échapper à une mort certaine, grâce à sa connaissance de la science nautique, lorsqu’on lui dit qu’il n’était pas nécessaire de faire tant d’efforts pour se tirer de son mauvais cas, le bassin a à peine quelques pieds de profondeur. Il croyait être tombé dans vingt pieds d’eau.
En apprenant cela, lui qui déplorait la perte de sa machine reprit le chemin de l’eau et alla la chercher, puis la transporta à la voiture, et fouette cocher, il se perdit au détour de la première rue.
La Patrie (Montréal), 24 juillet 1906.
